Lire un extrait Encore une idée folle

Chapitre 1

Hannah Reed se demanda si laisser entrer l’homme à moitié nu visible à travers le judas était une bonne idée.

Ses parents lui avaient appris à ne pas se fier à la première impression et à donner une chance aux inconnus de la surprendre positivement. D’un autre côté, ils lui avaient également appris à ne pas ouvrir aux étrangers. Bien entendu, on pouvait se demander si, à vingt-neuf ans, elle devait encore s’inquiéter de ce que lui conseilleraient ses parents dans une situation pareille.

Elle se mordit la lèvre inférieure, étrécit ses yeux et regarda l’homme de haut en bas. Elle était de nature prudente, mais il ne semblait pas dangereux. Il semblait plutôt… À bout de nerfs. Il fixait le judas, les lèvres serrées, la main enfouie dans ses cheveux noirs et les sourcils froncés au-dessus de ses yeux bleu glacier. Comme s’il savait qu’elle l’observait.

Il ne pouvait pas être armé, il était bien trop… Nu. Il était musclé alors que l’entraînement d’Hannah consistait en tout et pour tout à manipuler sporadiquement des haltères, et en de longues promenades en direction de la boulangerie. La probabilité qu’il puisse la neutraliser en un tour de main était élevée.

— Bonjour ?

Le mec recommença à tambouriner du poing contre la porte.

— Je sais que vous êtes là et que vous me regardez. Vous pourriez m’admirer de plus près en ouvrant la porte, vous savez ?

Hannah inspira profondément. Si elle ressentait l’envie de reluquer des mecs musclés et imbus d’eux-mêmes, elle irait se placer à côté d’un miroir à la salle de sport ! Nul besoin de judas pour ça.

— Allez ! J’ai besoin d’aide ! Je ne veux pas aller à la réception, nu, quelqu’un pourrait me filmer et me mettre sur Youtube.

Hm. De l’aide. Il avait besoin d’aide.

Elle était médecin, entraînée à aider les autres… Mais elle ne pensait pas que le serment d’Hippocrate concernait ce cas de figure.

Incertaine, elle haussa les épaules.

— Que voulez-vous ? demanda-t-elle à travers la porte.

L’homme éclata d’un rire sec, recula d’un pas et montra son torse, nu et ridiculement musclé.

— Un peu de poudre bronzante, pour que ma peau soit plus éclatante, répliqua-t-il, d’un ton aussi sec que son rire.

Hannah ébaucha un sourire.

— Votre peau est trop pâle pour ça, je vous recommande plutôt une poudre libre, recommanda-t-elle, serviable.

L’homme jeta un nouveau regard sombre vers le judas.

— Je veux quelque chose à me mettre sur le dos pour aller à la réception et récupérer une nouvelle carte.

— Et où est votre ancienne carte ?

— Dans mon pantalon.

— Où est votre pantalon ?

— Au même endroit que mon tee-shirt et mes chaussures.

— Ah bon. Excellente initiative que de les entreposer tous au même endroit. Comme ça, ils ne se sentent pas seuls.

L’inconnu expira brusquement et noua ses mains derrière sa nuque. La lumière tamisée du couloir de l’hôtel mettait ses biceps en valeur et faisait danser ses abdominaux. Peut-être n’avait-il nullement besoin d’aide, mais qu’il se baladait à moitié nu juste pour se la péter.

— Vous êtes une marrante, vous, non ? demanda-t-il, crispé.

Hannah haussa les épaules, même s’il ne pouvait pas la voir. Elle n’était pas réputée pour son humour. Elle était réputée pour sa ponctualité, sa fiabilité, sa prudence et sa capacité à être préparée à toutes les éventualités. Autrefois, elle avait eu de la répartie — elle en avait eu besoin pour être à la hauteur de son frère —, mais ces derniers temps ? Pas vraiment.

D’un autre côté, la seule raison de sa présence dans cet hôtel était de retrouver son ancienne personnalité, ou plutôt, une meilleure personnalité. Ce qui faisait de cette rencontre fortuite et absurde avec un mannequin pour sous-vêtement un excellent début.

— Si j’étais marrante, je vous demanderais pourquoi vous n’êtes pas allé au bout des choses et n’avez pas laissé votre caleçon avec tout le reste. Il doit se sentir exclu. Et aussi : vous vous levez à quelle heure le matin pour vous dessiner ces muscles sur le ventre ?

L’homme soupira si fort qu’Hannah éprouva immédiatement de la compassion envers lui. Il avait l’air épuisé et était certainement transi de froid. La climatisation tournait à plein régime, comme si l’hôtel voulait transformer ses couloirs en patinoires.

Elle mit prudemment la chaîne en place avant d’ouvrir la porte pour pouvoir observer l’homme. Maintenant que son visage n’était plus déformé et agrandi de manière ridicule, elle remarqua qu’il avait l’air familier. Comme si elle l’avait déjà vu dans la rue ou sur une affiche. Peut-être qu’il était réellement mannequin pour sous-vêtements. Ou alors exerçait-il une profession bien plus ancienne…

— Salut, dit-elle, avec un léger sourire. Désolée, je n’ai toujours pas exclu la possibilité que vous soyez un violeur, c’est pourquoi j’ai laissé la chaîne.

L’homme aux cheveux noir frotta son front et acquiesça.

— Compréhensible. Si un homme à moitié nu se présentait devant ma porte, j’aurais des doutes aussi. Je ne vous en tiens pas rigueur.

— Génial. Et maintenant, passons aux choses sérieuses : vous êtes un gigolo ?

Elle pencha la tête sur le côté d’un air intéressé. Elle n’en avait jamais rencontré auparavant et Owen serait ravi d’apprendre que sa foutue liste l’avait poussée directement dans les bras d’un prostitué.

— Non, je suis simplement un connard… , lui répondit-il sèchement. Bon, vous pouvez m’aider ?

— Vous n’avez pas l’air d’un connard, s’étonna-t-elle.

— Les impressions sont souvent trompeuses. Demandez à la femme de la chambre 2023, elle vous le confirmera.

— Ah.

Elle opina, même si elle ne voyait absolument pas où il voulait en venir.

— Je peux vous poser une dernière question ?

Mal à l’aise, il examina le couloir dans toutes les directions avant d’accepter.

— Si vous voulez.

— Pourquoi vous êtes à moitié nu  ?

Il éclata d’un rire gêné et se gratta l’arrière du crâne.

— Vous savez, la réponse à cette question dépend fortement de la réponse à la question de pourquoi je suis un connard, et c’est un sujet un peu sensible.

— Bon d’accord, répondit-elle gaiement, tout en faisant mine de refermer la porte.

— D’accord, d’accord, grommela-t-il en levant les mains.

Hannah ne put s’empêcher d’admirer sa confiance en lui. Ce ne serait pas elle qui lèverait les mains ainsi, en sous-vêtements, dans le couloir d’un hôtel. Elle arracherait plutôt un morceau de la moquette pour l’enrouler autour d’elle.

L’homme poussa un nouveau soupir avant de dire :

— Vous connaissez Le mec à poil ?

— Le mec à poil ? demanda-t-elle, perplexe. Il y a un mec à poil en particulier que je devrais connaître ?

— Non, je parle de cet épisode de How I Met Your Mother.

Elle fronça les sourcils.

— C’est une série, ça, non ?

L’homme la regarda, incrédule. Comme si c’était elle qui avait une tenue excentrique et non lui.

— Oui, c’est une série. Comment pouvez-vous ne pas la connaître ?

Eh bien, les films, les séries et autres divertissements n’ont jamais figuré en tête de sa liste des priorités. Elle avait été trop occupée à bachoter et à respecter le calendrier sur dix ans qu’elle s’était imposé.

Mais ça, c’était l’ancienne Hannah. Peut-être qu’elle devrait commencer à regarder des séries rigolotes. Il semblerait que ça fasse partie d’une vie qui en valait la peine.

— Comment pouvez-vous poser des questions aussi ineptes en étant à moitié nu ? s’enquit-elle.

Il acquiesça.

— C’est une excellente remarque. En tout cas, Le mec à poil, c’est une excellente technique pour terminer en beauté un rencard pas top.

— Terminer en beauté… ?

— Avec du sexe, expliqua-t-il rapidement. On se déshabille pendant que la femme va se repoudrer le nez ou va chercher à boire dans la cuisine et quand elle revient, elle couche avec nous.

— Parce que vous êtes nu ?

— Exactement. Elle trouve ça drôle, sexy ou un truc du genre et a pitié. J’ai parié avec mon frère la semaine dernière que ça marchait, et…

Il s’interrompit. Il n’avait pas besoin de continuer de toute manière. Hannah avait parfaitement compris.

Elle éclata de rire et secoua la tête. Elle devinait pourquoi il était un connard.

— Et ? Ça a fonctionné ?

Le regard de l’homme s’assombrit.

— À votre avis ?

Elle rit de plus belle et constata que ça lui faisait du bien. Il n’y a pas eu beaucoup de situations qui lui ont donné l’envie de rire ces derniers mois et cet instant précis lui semblait plus vif et vibrant que toutes les mornes semaines précédentes.

— Je dois faire une photo pour votre frère ? proposa-t-elle. Ça lui fera certainement plaisir.

— Oui, Cal ne s’en remettra pas. À condition qu’il lève le nez de son PC assez longtemps. Mais non merci. Sans façon. Pourrions-nous revenir à votre aide potentielle ?

— Je ne sais pas trop. Cette histoire de mec à poil m’intrigue toujours. Vous aviez parié quoi ?

De plus, elle aurait aimé savoir si son rencard était aveugle ou avait une conscience morale extrêmement élevée.

— Qui de nous deux devrait rendre service à notre sœur la prochaine fois… et vous changez encore de sujet ! Alors : pouvez-vous me prêter des vêtements ?

Hannah hocha la tête en souriant.

— Un instant.

Elle referma la porte, retira la chaîne et l’ouvrit en grand. L’homme semblait inoffensif tant qu’on n’avait pas de rencard pourri avec lui.

— Je peux vous prêter une chemise de nuit.

Il grimaça.

— Vous n’auriez rien de plus masculin ?

Il jeta un regard prudent dans la chambre comme s’il espérait trouver un jean usé et un blouson en cuir sentant la testostérone sur le lit. Mais il ne vit que son sac à main, sa tenue du lendemain soigneusement pliée et la bouteille de whisky dont elle aurait besoin le soir même, ou le lendemain au plus tard.

— Si. J’ai aussi un pantalon de jogging et un tee-shirt. Mais je ne crois pas que vous les méritiez.

Elle haussa les sourcils d’un air évocateur.

— Les hommes qui se déshabillent devant des femmes sans qu’elles l’aient demandé et s’attendent qu’elles couchent avec eux devraient avoir honte, vous ne trouvez pas ?

Il l’observa longuement d’un air pensif avant de demander, les yeux étrécis :

— C’est une question piège, non ?

Elle rit à nouveau.

— Évidemment. Comment vous appelez-vous d’ailleurs ?

— Cooper, euh, Coop, répondit-il, son sourire faisant apparaître une fossette sur sa joue, tandis qu’il lui tendait la main. Ses mains étaient grandes, chaudes, et les cheveux dans la nuque de Hannah se dressèrent quand elle se referma sur la sienne. Elle se demanda instinctivement comment elle aurait réagi si elle avait été la femme devant qui il s’était déshabillé.

Allons, pourquoi se voilait-elle la face ? Elle serait probablement tombée dans les pommes et aurait espéré qu’il disparaisse avant qu’elle ne revienne à elle.

— Enchantée, Coop. Je m’appelle Hannah.

Elle pencha la tête d’un air songeur.

— Dites, est-ce qu’on se connaît ? J’ai l’impression de vous avoir déjà vu quelque part.

Coop détourna prestement le regard.

— Non, on ne se connaît pas. J’ai un visage très commun.

Ben voyons. Son visage était tout sauf commun ! L’ombre d’une barbe assombrissait sa mâchoire carrée, ses yeux bleu glacier étaient sans pareil et son corps… Elle refusait d’y penser, sinon, elle ne pourrait s’empêcher de le dévisager. Elle n’avait jamais vu de tels muscles ailleurs que dans des films ou des pubs.

L’homme s’éclaircit la gorge.

— Nous parlions d’une chemise de nuit ?

— Ah, oui, bien sûr.

Perplexe, elle cligna des yeux avant de se tourner.

— Je vais la chercher.

Elle se dirigea vers sa valise, dont le contenu était trié par couleur et par occasion, et y trouva ce qu’elle cherchait en l’espace de quelques seconds. Une chemise de nuit fleurie qu’elle avait héritée de sa mère.

Quand elle tendit la chemise à Coop, celui-ci donna l’impression qu’on venait de lui proposer un lot composé d’un bikini en noix de coco et d’une adhésion à la Scientologie.

— Gardez-la, annonça-t-elle généreusement. J’ai l’impression qu’elle vous ira bien mieux qu’à moi.

Il lui lança un regard ironique et soupira. Mais au lieu de la faire passer par-dessus sa tête, il se contenta de l’enrouler autour de sa taille, de manière à ressembler à un surfeur sur le chemin de la plage.

Quelle injustice. Vraiment, quelle injustice !

— Ça devrait suffire, dit-il, morose. Peut-être que le hall sera vide. Merci.

Il lui sourit à nouveau.

— Je vous suis redevable.

— Allons, pas de problème. J’aime rendre service aux hommes nus.

Elle leva la main et lui fit signe. Coop ricana.

— Ne dites pas ça trop fort. Vous vous retrouverez avec une file d’attente devant la porte, lança-t-il en s’éloignant.

Hannah le regarda partir, la bouche entrouverte, jusqu’à ce qu’il disparaisse dans les escaliers, à gauche. Il ne voulait pas prendre le risque d’utiliser l’ascenseur. Elle ferma la porte en secouant la tête. Personne ne croirait jamais cette histoire !

En fait, non, ce n’était pas tout à fait vrai. Owen la croirait, car ce genre de chose lui arrivait sans arrêt. Il s’entourait de gens si détendus et libres que les anecdotes marrantes semblaient arriver d’elles-mêmes. Elle n’avait jamais été ce genre de personne, même s’il avait essayé de l’intégrer à sa vie hallucinante.

Oui, Owen lui aurait demandé pourquoi elle n’avait pas invité ce bel homme dans sa chambre, après tout, il était déjà nu.

Son sourire vacilla, mais ne quitta pas son visage, tel un vaillant petit soldat.

— Désolée, Owen, je ne suis pas encore prête, marmonna-t-elle. Au moins, demain, je sauterai d’un avion pour toi. C’est un début, non ?

Elle n’aurait pas dû prononcer ces paroles à voix haute, car son estomac se rebella et son cœur s’emballa, rien que d’y penser. Les humains n’étaient pas faits pour voler. Ils étaient faits pour marcher et tomber, mais pas pour traverser les airs ! Ça devrait rester la chasse gardée des oiseaux et du pollen.

Renfrognée, son visage se crispa. Elle s’assit sur le lit et prit son sac à main qui contenait la liste qui dirigeait actuellement sa vie.

Le papier quadrillé était déjà si chiffonné qu’Hannah vivait dans la peur quotidienne qu’il ne se désagrège et ne lui prenne ainsi la dernière chose qu’il lui restait de son frère. Mais pour l’instant, le papier tenait bon, aidé d’un peu de ruban adhésif.

Pensivement, elle fixa les éléments qu’Owen avait notés de son écriture en pattes de mouches sans trop y réfléchir, et un sentiment de panique la gagna en constatant qu’il restait encore neuf missions à accomplir. Le reste était rayé au stylo bille. Ces derniers neuf travaux la narguaient, accusateurs, et lui rappelaient qu’elle devait se dépêcher. Qu’il ne lui restait plus que cinq semaines pour tenir sa promesse. Pour reprendre les rênes de sa vie et la diriger vers une voie plus excitante. Enfin, peut-être pas excitante, mais digne. Oui, voilà, digne était le mot juste.

Elle ravala la boule qui s’était formée dans sa gorge et constata, déçue, que le sourire candide que l’inconnu avait fait naître sur son visage avait disparu. Forcément, ce moment de béatitude n’aurait pas pu durer.

Elle rangea méticuleusement la liste et contempla la pile de vêtements soigneusement pliés à côté d’elle. Elle tendit la main, et prise d’une impulsion, la fit tomber. Le jean se déplia, le tee-shirt tomba au sol et la paire de chaussettes roula vers l’oreiller.

Elle resta plantée là, à fixer les vêtements, puis se releva d’un bond pour ramasser le tee-shirt, rattraper les chaussettes et tout replier.

Pourquoi se mentir ? Des vêtements froissés ne rendraient service à personne. Owen n’avait certainement pas voulu dire ça.

Son téléphone sonna et, soulagée de trouver une distraction, elle le sortit de sa poche.

— Docteur Reed, annonça-t-elle par habitude, alors qu’elle n’avait traité personne depuis trois semaines et que son téléphone professionnel était bien rangé dans son appartement à Philadelphie.

— Alors, madame la docteur ? Tu es en train de péter une pile parce que tu vas te jeter de dix mille mètres d’altitude ?

Hannah souffla et se laissa tomber sur le matelas.

— Tu as déjà été bien plus encourageante, Lara.

— Pft. Une demi-heure dans la même pièce que Callum Panther et je n’ai plus que des gestes obscènes pour m’exprimer, répondit sa meilleure amie sur un ton renfrogné. Estime-toi heureuse que ce ne soit pas un appel en visio.

Hannah éclata de rire et se frotta le front.

— J’aimerais bien rencontrer ce Callum. Il semble doté de pouvoirs extraordinaires s’il arrive à te faire sortir de tes gonds.

— Il ne me fait pas sortir de mes gonds, rétorqua immédiatement Lara. Il… m’énerve ! C’est tout.

— Hm. Intéressant. Si je me souviens bien, à la fac, un mec a dormi à poil devant ton dortoir et a vomi sur ton paillasson. Ça ne t’avait pas énervé. Et la file d’attente pour le téléphone, qui avait duré huit heures. Là aussi, tu es restée calme. Et l’histoire du poisson rouge dans tes toilettes…

— C’est complètement différent. Pourquoi devrais-je m’énerver alors que je peux rajouter une histoire aussi cool à mon répertoire ? Pourquoi m’énerver sur une pauvre employée qui ne fait que son travail ? Pourquoi juger un poisson rouge pour son choix excentrique de milieu de vie ? Je ne suis pas un monstre ! Alors que là, il s’agit de mon boulot. Et Callum Panther me complique beaucoup la tâche.

— Ah.

Naturellement. Lara était quelqu’un de détendu tant que cela ne concernait pas son travail. Elle avait pris son poste six mois auparavant et était si déterminée à faire ses preuves auprès de ses collègues, et surtout de son supérieur, qu’elle en oubliait qu’elle n’aimait pas les gros mots dans la vie de tous les jours et pensait que le majeur servait à prendre le relai de l’index pour scroller.

Mais Hannah la comprenait. Lara avait quelque chose à prouver. Elle était exactement pareille. Ces dernières semaines n’avaient servi qu’à ça. Se prouver qu’Owen avait eu tort. Qu’elle pouvait mener une vie riche et palpitante sans lui. Alors même qu’elle le faisait selon ses consignes.

Soyons honnête, Hannah : sans moi, tu es larguée. Sans moi, tu vas te noyer dans les livres et ton travail, pour suivre le plan prévu, et dans quelques années, tu te souviendras à peine de comment on s’amuse. Alors, tu peux me rendre ce service ? Juste celui-là ?

Sa poitrine se serra et un tiraillement familier se fit sentir dans son cœur. Elle imaginait parfaitement son expression moqueuse. Elle était aussi facile à ignorer qu’un gorille rose dansant la valse. C’était comme s’il était assis à côté d’elle, comme s’il…

Assez.

— N’oublie pas de respirer, Lara, lui rappela-t-elle autant qu’à elle-même, en se tirant avec violence de ses rêveries. Tout va mieux avec de l’oxygène dans le sang. De plus, je devrais remercier Callum Panther.

— Comment ça ? Tu ne l’as jamais rencontré.

— Non, je sais. Mais c’est indirectement de sa faute si je me trouve dans ce joli hôtel à cent miles de la ville et que je vais tenter de voler demain. Après tout, c’est sur son frigo que se trouvait ce flyer pour les sauts en tandem. Qui sait si j’aurais osé si tu ne me l’avais pas apporté ?

— Tu aurais osé. Ton frère t’a laissé des devoirs, et tu n’as jamais pu résister aux devoirs.

Pas faux.

— Bref. Callum Panther te rend la vie difficile ? Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Eh bien, il…

Lara s’interrompit et le silence de l’autre côté du fil s’éternisa. Puis elle continua, incrédule :

— Oh, mon Dieu, tu l’as refait ! Tu as détourné l’attention de toi-même et maintenant, c’est de moi qu’on parle. Je ne m’en étais jamais rendu compte avant qu’Owen ne dise que tu faisais ça tout le temps. Alors que j’ai appelé pour te demander comment tu allais.

Hannah serra les lèvres et plissa les yeux.

Son frère faisait du bon boulot, même depuis sa tombe. Impressionnant.

— Comment veux-tu que j’aille ? demanda-t-elle sur un ton plus agressif qu’elle ne l’aurait voulu. J’ai encore cinq semaines de congés, je ne parle pas à mes parents, je suis à nouveau célibataire après trois ans, je me jette d’un avion demain, et je viens d’offrir ma chemise de nuit à un mec à poil. Ma vie est exactement ce dont je n’aurais jamais rêvé. Je réalise donc parfaitement le dernier rêve d’Owen.

— Hannah, je veux savoir comment tu te sens, pas comment… Attends. Quoi ? Tu viens de dire que tu as offert ta chemise de nuit à un mec à poil ?

— Ouaip, répondit-elle d’un ton satisfait, un sourire réapparaissant sur son visage. Il était devant ma porte et m’a demandé des fringues.

— Et tu lui as ouvert ? demanda Lara, choquée.

— Évidemment, claironna-t-elle. Le pauvre était frigorifié.

Elle se tint bien de raconter qu’elle avait commencé à lui parler à travers la porte fermée avec la chaîne de sécurité en place. Sans ces détails, l’histoire semblait bien plus déjantée, moins… Hannaesque. Comme l’aurait qualifiée Owen.

— C’était un sans-abri ?

— Non, un mec de l’hôtel qui s’est fait mettre à la porte par son rencard parce qu’il s’est déshabillé sans prévenir.

— Ah bon, répliqua Lara, comme si ça expliquait tout. Alors, c’était très certainement un chic type qui méritait ton aide.

Hannah eut un sourire en coin.

— Il était effectivement très sympathique et beau. Pourquoi aurais-je dû lui refuser ma chemise de nuit ?

Sa meilleure amie souffla.

— Putain, je commence à croire qu’Owen voulait que tu pètes un plomb avec cette liste et que tu finisses par perdre la raison.

Oui, Hannah avait les mêmes soupçons. Owen lui avait laissé une série de raisons expliquant l’importance de terminer la liste pour lui… Mais chaque raison lui semblait tirée par les cheveux et injustifiée.

Malgré tout, elle se retrouvait dans cette chambre d’hôtel et se harnacherait un parachute dans le dos le lendemain.

Oui, elle avait peut-être déjà perdu la raison. Mais qu’aurait-elle pu faire d’autre ? Dire non aux dernières volontés de son frère mourant ?

Bon, ça ne serait certainement pas si terrible. Elle avait emporté une bouteille de whisky pour se calmer. Elle était toujours parée à toutes les éventualités… Ce qui allait à l’encontre de tout ce qu’Owen désirait qu’elle fasse.

Les sourcils froncés, elle ouvrit les yeux. Elle commençait à perdre toute notion de qui elle était, qui elle voulait être, qui elle devait être selon Owen et qui elle allait devenir.

— Comment tu vas réellement ? demanda doucement Lara après quelques minutes.

Hannah fit la grimace. Elle avait espéré que sa meilleure amie oublie qu’elle n’avait pas encore répondu à sa question.

— Ça va, expliqua-t-elle sans mentir. Je me sens simplement un peu… perdue. C’est tout. Il me manque. Je sais que ça fait déjà six mois, mais… rien n’a changé, tu sais ?

— Oui, marmonna Lara. Je comprends. Il me manque aussi. C’était un mec bien.

Hannah sourit à nouveau.

— Il aurait aimé t’entendre dire ça. Il en pinçait toujours un peu pour toi.

— Arf. Désolée, mais il te ressemblait trop. J’aurais eu l’impression de coucher avec toi. Et même si je t’aime… il y a des choses que je ne veux pas partager avec toi.

— Je suis choquée et profondément déçue, répondit Hannah, feignant la désillusion.

— À raison. Je suis une bête de sexe. Bon. Il est tard, je dois retourner à New York demain. Je raccroche, d’accord ?

Hannah hocha la tête.

— Oui, fais ça. Je vais dormir aussi. J’ai du pain sur la planche demain.

— En effet. Ne te dégonfle pas, d’accord ? Tu vas te jeter d’un avion demain et tu vas en profiter, tu as compris ?

Son visage se crispa.

— Comment en profiter si je me dirige vers le sol à une vitesse de 220 kilomètres à l’heure ?

— Aucune idée. Avec les yeux fermés ?

Ce n’était pas une mauvaise idée.

— Bon d’accord, soupira Hannah. Je penserais à toi quand j’aurais peur de mourir.

— Voilà ce que je veux entendre ! Dors bien Hannah. Je suis fière de toi, tu sais ? Que tu le fasses pour de vrai. Je t’aime.

Elle raccrocha et Hannah fixa le téléphone quelques instants.

Fière. Sa meilleure amie était fière d’elle.

Owen l’aurait sans doute été aussi. Quant à ses parents… Ils n’avaient aucune idée de l’endroit où elle se trouvait, ni de ce qu’elle faisait. Ce qui était volontaire.

Elle se leva avec un léger gémissement, posa ses vêtements pour le lendemain sur une chaise à côté de la porte du balcon, se brossa les dents et enfila le grand tee-shirt des Philadelphia Delphies qu’Owen lui avait offert dans un effort de lui faire aimer le sport.

Elle se glissa prudemment sous la couverture inconnue, inspira l’odeur étrangère de la chambre qui l’était tout autant et s’étonna de se sentir plus à l’aise dans cet hôtel qu’elle ne l’avait été ces derniers mois dans son propre appartement. C’était peut-être le cas à cause de ses projets du lendemain, ce qui donnait la sensation d’être plus proche d’Owen. Parce qu’il avait été le seul membre de leur famille à aimer ce type d’opération kamikaze. Et qu’il avait dû avoir un fou rire dans son lit d’hôpital à vouloir forcer, avec ses dernières volontés, sa grande sœur à faire plein de bêtises dont elle n’aurait même pas osé rêver.

— Owen, espèce de bâtard, chuchota-t-elle. Tu savais parfaitement ce que tu faisais, non ?

Personne ne lui répondit et elle en était presque rassurée. Le contraire aurait donné à ses monologues une dimension inquiétante.

Elle ferma les yeux et inspira profondément.

Le lendemain serait horrible, empli d’attaques de panique et de cris. Il n’y avait plus qu’à espérer que les cauchemars resteraient à bonne distance pour cette nuit.

Chapitre 2

Cooper Panther se réveilla en nage.

Il haletait, son cœur s’emballait et ses mains tremblaient.

Il regarda autour de lui pendant quelques secondes, sans se souvenir de l’endroit où il se trouvait.

Il fixa les rideaux tirés qui semblaient briller d’une lueur rouge sang malgré l’obscurité. Il contempla l’écran plat inconnu sur le mur en face de lui. Il entendit le ronronnement d’une climatisation étrangère.

Où était-il ? Était-il encore en train de rêver ou avait-il déjà retrouvé le chemin vers la réalité ?

Il se redressa, alluma la lampe de chevet et appuya ses poings fermés contre ses yeux.

Concentré, il inspira par le nez et expira par la bouche, jusqu’à ce qu’il n’entende plus que le bruit de sa respiration et que ses pensées s’éclaircissent.

C’était la réalité.

Il se trouvait dans un hôtel à Williamstown, à peine à une centaine de miles de Philadelphie. Il était ici pour affaires.

Ce n’était qu’un cauchemar. Ça arrivait. Encore plus souvent à cette période de l’année d’ailleurs.

— Merde, chuchota-t-il en passant ses mains dans ses cheveux puis sur ses tempes. Comme s’il pouvait déloger ainsi les images qui s’étaient installées dans sa tête comme des tiques dans le pelage d’un chien.

Quel guignol ! Une soirée d’abstinence et c’était les portes ouvertes dans sa tête, toutes les merdes qu’il arrivait à refouler d’habitude s’invitaient.

Il s’était permis, ces dernières semaines, d’imaginer que cette année, tout serait différent. Qu’il allait mieux, qu’il était plus équilibré et… Eh bien, plus heureux que d’habitude.

Apparemment, il s’était fourvoyé. Apparemment, son cerveau était aussi fâché contre lui qu’il y a cinq ans. Il alluma également la lampe de chevet de l’autre côté du lit et se recroquevilla sur lui-même quand une vibration le traversa.

C’était son portable qu’il avait posé sur le matelas à côté de lui sans trop y penser, et qui se trouvait désormais enseveli sous deux oreillers et la couette. Son sommeil semblait avoir été agité.

Qui diable pouvait bien l’appeler à cette heure ? Il était deux heures du matin.

Quand il vit le nom s’afficher sur l’écran, il ne fut pas étonné.

Il décrocha et bien avant qu’il ne puisse dire le moindre mot, Callie demanda :

— Tout va bien ? J’ai eu un pressentiment.

Il souffla et le téléphone lui sembla étrangement frais contre son oreille.

— C’est maintenant que tu commences à développer tes capacités télépathiques gémellaires, alors que quand ma voiture est tombée en panne et que j’ai failli mourir de froid sur l’autoroute déserte, tu n’as rien senti ?

— Mes antennes fonctionnent parfois, et parfois pas, répondit sobrement sa sœur. Alors, tout va bien ? J’ai fait un cauchemar et j’ai pensé à toi, donc…

Cooper se frotta le menton en soupirant. Il ne tenait pas les trucs ésotériques en haute estime. Il ne croyait pas en l’horoscope, estimait que Dieu était un verbe mal conjugué et quand il voyait des anges, il savait que c’était parce qu’il se trouvait à un défilé Victoria’s Secret. Malgré tout, il ne pouvait nier que Callie et lui possédaient une intuition incroyable quand il s’agissait de l’autre.

Il avait su quand Callie avait fini à l’hôpital douze ans auparavant. Elle avait su quand David était mort.

Tout simplement. Ce n’était pas la peine d’y réfléchir plus.

— Je vais bien, marmonna-t-il. Juste un cauchemar.

— Tu as rêvé de quoi ?

— Comme d’habitude.

Callie soupira.

— Mais encore ? Tu ne m’as jamais raconté en quoi consistaient tes rêves.

Oui, et ça resterait ainsi.

— Il n’y a ni petits cœurs ni peluches, et après, je me sens à chier, répondit-il sèchement. Tu as besoin d’en savoir plus ?

— Non, je n’en ai pas besoin, mais j’aimerais bien, dit-elle tout bas. Je crois que ça te ferait du bien si…, hésita-t-elle, si tu pouvais en parler ouvertement à quelqu’un.

Qui ? S’il ne pouvait pas en parler librement à Callie, la personne qui le connaissait le mieux et à qui il faisait plus confiance qu’au programme Antivirus que Callum avait développé, alors à qui pouvait-il bien en parler ?

Un thérapeute inconnu, peut-être, qui lui expliquerait d’une voix embrumée qu’il doit travailler sur ses traumatismes et apprendre à accepter son passé ?

S’il avait voulu discuter avec un clown, il irait au cirque.

Coop n’avait aucune envie de discuter plus avant de ses cauchemars. Il connaissait leur signification. Ils n’étaient qu’un mélange de culpabilité et d’horreur. Ils lui rappelaient qu’il n’était pas fait pour assumer la responsabilité des autres et de leurs décisions.

À quoi bon en discuter encore ?

— Coop ? Je devrais peut-être revenir vivre chez toi ? demanda Callie doucement. Pour les prochaines semaines ?

— Non, refusa-t-il catégoriquement. Pas question.

Il ne manquerait plus que ça. Mêler sa sœur à sa peine ridicule, alors qu’elle était enfin heureuse après tant d’années et amoureuse, par-dessus le marché.

— Ça ne me dérangerait pas. Vraiment.

— Mais moi, si. Tu ronfles, tu es désordonnée, et tu laisses traîner du chocolat partout. Je ne veux faire courir aucun risque à ma ligne. Et la dernière fois, tu as saboté ma vie sexuelle. C’est absolument hors de question. On a partagé un utérus, tu n’auras pas mon appart. Du moins, pas encore une fois.

— Eh ! Je ne ronfle pas, s’offusqua Callie. J’ai une respiration expressive. De plus, il en est de ma responsabilité féminine de tenir le plus de femmes innocentes loin de toi.

Il ébaucha un sourire.

— Crois-moi, Callie. Les femmes qui consentent à froisser mes draps souillés sont tout sauf innocentes.

La plupart étaient bien pires que lui ! Tant mieux, cela réduisait les chances qu’elles en attendent plus de lui.

— Froisser tes draps souillés ? demanda Callie, perplexe. Tu ne laves jamais tes draps ? Ou bien tu ne trouves plus de synonymes pour dire que ce sont des relations sans lendemain et sans émotion ? Qu’est-ce qui cloche chez toi ? Tu as couché avec combien de femmes d’ailleurs ? Tu as perdu le compte ?

Il rit tout bas, tandis que Callie entamait un long monologue sur son mode de vie dépravé. Il l’ignora et se détendit. Il savait que son choix sémantique la rendrait chèvre. Il avait ainsi gagné cinq minutes pendant lesquelles il pouvait écouter son discours et la voix de Callie l’entourait comme une tendre étreinte.

Coop savait qu’il couchait avec trop de femmes. Il était quelqu’un de plutôt réfléchi et quand on n’arrivait plus à suivre le chiffre de ses conquêtes, ce n’était probablement pas un bon signe. Mais cela ne signifiait pas qu’il n’était pas quelqu’un de bien.

Il avait des règles. Il était honnête avec elles. Il leur disait d’emblée à quoi s’attendre. Il ne fréquentait personne qui portait une bague au doigt, qu’il s’agisse d’une alliance ou d’une bague de fiançailles. Et il ne profitait jamais de la situation quand une femme était vulnérable.

— … tu vas finir par crever d’une maladie vénérienne ou te faire rouler dessus par une ex éplorée, terminait Callie, il rouvrit les yeux en souriant.

— On dirait bien que j’aurais une fin tragique. Digne d’un film. Tu me promets que, quand l’heure sera venue, tu confieras mes mémoires à quelqu’un de talentueux ?

Elle souffla.

— Coop, tu es…

— Callie ? résonna soudainement une voix endormie. À qui tu parles ? Est-ce au « célibataire le plus en vue de la ville » ?

Coop referma les yeux en soupirant et se laissa tomber contre la tête de lit.

— Oui, claironna Callie. C’est « le playboy fainéant qui a autant d’argent que de culottes usagées dans son armoire ».

Bon sang, ce stupide article qui tournait depuis une semaine !

— Eh, je ne collectionne pas les culottes ! se plaignit immédiatement Coop. J’ai de l’expérience… sexuelle, mais je ne suis pas un gros dégueulasse, d’accord ? Le journaliste a mal fait ses recherches. Et je ne suis pas fainéant, j’ai un travail.

— Un boulot de fainéant, où tu apprends à des ados comment se jeter d’un avion, lança Callie.

Il serra les lèvres. Oui, il avait voulu se changer les idées. Mais pas échanger la peste contre le choléra !

Coop entendit le copain de Callie rire et fronça les sourcils.

— James peut se la fermer, gronda-t-il. Le seul point positif que je trouve en ce moment à ton journaleux de mec, c’est que ce n’était pas lui qui a écrit cet article.

Le rire de sa sœur se mêla à celui de James.

— Il aurait aimé l’écrire, tu sais ? Il s’en veut de ne pas y avoir pensé avant. Il aurait pu se faire une fortune.

— Je pensais qu’il voulait arrêter de fouiller la merde des gens riches et célèbres, grinça-t-il.

— Bien sûr. Mais parfois, il rechute. Bref. Comme tu sembles aller mieux et que je t’ai au bout du fil : tu étais où hier midi ? Je t’attendais au Centre !

Callie gérait un centre de jeunes depuis quelques mois et se trouvait encore dans la phase de construction, pour laquelle elle attendait de l’aide de ses frères à tout bout de champ.

— Désolé, je ne pouvais pas, répondit-il sérieusement. J’ai eu un contretemps. Et c’était important.

— Ah oui ? C’était quoi ?

— Il fallait que je repasse mes jeans et nourrisse le poisson de Callum. C’était très fatigant et ça a pris du temps.

— Cal n’a pas de poisson !

— Exactement. Il est mort. Repasser le jean a pris tant de temps que je suis arrivé trop tard pour le nourrir.

Callie souffla.

— Crétin ! J’avais quinze gamins qui attendaient que quelqu’un leur raconte comment ils finiraient s’ils rejoignaient un gang ou commençaient une carrière de criminels. Tu es l’homme parfait pour ça, tu le sais ! Tu aurais pu les motiver. Je veux dire… tu sais ce qui risque de leur arriver s’ils ne se tiennent pas à carreau, donc…

— Oui, oui, je vais y réfléchir, la coupa-t-il.

— Rien du tout. Je veux une promesse formelle pour samedi prochain !

— Je…

— Ah, et comme tu seras là, tu pourrais aussi leur tenir un petit discours sur les infections sexuellement transmissibles. Je cherche encore quelqu’un pour ça. Tu dois avoir de l’expérience en la matière…

— Bon d’accord, grogna-t-il. Je m’occupe des criminels. Mais pour les maladies sexuelles, tu vas devoir trouver quelqu’un d’autre.

— Parfait. Je t’inscris pour onze heures. Je vais devoir raccrocher, James me regarde de travers.

— D’accord. Merci d’avoir appelé.

— Toujours, Coop, chuchota-t-elle. Essaie de dormir, d’accord ?

Sur ces mots, elle raccrocha.

Coop laissa tomber son téléphone et fixa l’écran éteint en face lui.

Essaie de dormir.

Cela semblait si simple, mais dans les faits, cela s’avérait impossible.

Sa panique avait disparu et son rythme cardiaque s’était calmé. Malgré tout… Il soupira et passa ses mains sur son visage. Il savait d’expérience qu’il ne trouverait pas le sommeil avant un moment. Alors qu’il allait devoir se lever de bonne heure le lendemain pour superviser une série de sauts en tandem. Il secoua la tête en se levant. À quoi bon ?

Les cauchemars se cachaient dans tous les recoins de son cerveau et il ne trouverait la paix que lorsque les images marquées au fer rouge dans sa mémoire se seraient estompées. Autrement dit : dans une ou deux heures.

Énervé à cause de lui-même et de cette chambre d’hôtel anonyme qui ne l’aidait pas à se sentir à l’aise, il traversa la pièce, écarta les rideaux et ouvrit la porte du balcon.

Le vent frais le frappa de plein fouet et enfin, il respira profondément. Le mois de mars en Pennsylvanie n’était ni particulièrement chaud ni douillet, mais la climatisation avait soufflé si fort qu’exceptionnellement, il avait dormi en tee-shirt. La chair de poule sur ses bras lui donna l’impression d’être vraiment et entièrement réveillé. Une sensation qu’il avait appris à apprécier ces dernières années.

— Ouah. Je ne vous aurais presque pas reconnu, tout habillé.

Il sursauta et tourna brusquement la tête. Il pensait être seul dehors, mais il s’était visiblement trompé. Quelqu’un était installé sur le balcon voisin, séparé du sien par une mince tige d’acier.

Une petite femme blonde, aux yeux noisette, le visage constellé de taches de rousseur et orné d’un sourire chaleureux était assise sur une chaise en plastique, les genoux repliés vers elle, entourés de ses bras. Un verre empli d’un liquide ambré était posé sur la table en face d’elle.

Elle portait un gigantesque tee-shirt informe qui l’identifiait comme une fan des Delphies — l’équipe de baseball de Philadelphie, qui appartenait à son frère Cole —, et d’un pantalon de jogging rouge sombre qui n’était flatteur sur personne, pas même sur l’ange favori de Dieu.

Coop la reconnut aussitôt. Il s’agissait de Hannah. Sa voisine de chambre, qui lui avait gentiment prêté sa chemise de nuit pour qu’il puisse descendre à la réception sans effrayer d’innocents enfants.

C’était gênant. Enfin, c’était de sa faute. Prendre ce pari alcoolisé au sérieux et tenter Le mec à poil n’avait vraiment pas été une idée brillante.

— Salut, répondit-il d’un ton songeur en levant la main. Je suis perplexe : vous venez bien de me dire que mon corps est plus marquant que mon visage ? C’est terriblement superficiel et décevant venant d’une femme aux goûts aussi douteux en matière de vêtements de nuit.

Elle sourit, d’un sourire aussi sincère et désarmant que Coop recula instinctivement.

— Oh, non, pas du tout. Cela ne me viendrait pas à l’idée. Je trouve votre corps, tout comme votre visage, absolument impressionnant.

Il la crut. Elle était le genre de femme qu’on imaginait aisément aider une vieille dame perdue à traverser la route ou à offrir un refuge à un écureuil blessé dans son tiroir à chaussettes. Elle avait l’air tout bêtement… Gentille. Quelqu’un à qui on ouvrirait la porte sans hésiter pour lui proposer quelques biscuits parce qu’elle semblait incapable de faire du mal à une mouche. Il l’avait déjà remarquée dans le couloir, même s’il avait eu d’autres chats à fouetter à ce moment-là.

— Vous voulez boire quelque chose ?

Elle agita une bouteille de whisky qu’elle avait posée à côté de sa chaise.

— Boire seule, c’est pathétique. Alors qu’à deux…

Coop passa sa main sur sa nuque. Il n’avait pas vraiment envie d’avoir de la compagnie. Mais la perspective de retourner dans sa chambre déserte lui semblait encore pire. Et il ne disait jamais non à une bonne bouteille de whisky.

— Bien sûr, répondit-il en tirant une chaise à lui. Il s’assit et étira ses longues jambes qui se cognèrent contre la rambarde. Hannah se pencha, ses longs cheveux blonds retombant sur son visage tel un rideau, et fit apparaître un second verre qu’elle lui remplit.

— Vous attendiez de la compagnie ? demanda-t-il, amusé. Pour quelle autre raison avez-vous un deuxième verre à disposition ?

Elle repassa ses cheveux derrière ses oreilles et il la vit rougir. Trop mignon.

— Je l’ai pris au cas où il y aurait quelqu’un sur un autre balcon. Pour faire croire que je ne bois pas toute seule, avoua-t-elle. Mais avec vous, ça ne me gêne pas, parce que je sais déjà que vous êtes un abruti à qui il arrive des choses bien plus gênantes.

Elle lui tendit son verre, trinqua et vida le sien avant de le remplir à nouveau. Coop réprima un sourire. Voilà une bonne chose.

— En fait, errer nu dans les couloirs d’un hôtel ne m’arrive pas souvent. C’était exceptionnel.

Il avala une gorgée et constata que c’était du bon. Hannah semblait s’y connaître en matière d’alcool.

— Ah, ne soyez pas gêné à cause de ça. Vous étiez l’apothéose de ma journée, soupira-t-elle en faisant tourner le liquide dans son verre.

Elle regardait dans le vague, vers la cime des arbres, baignés d’une lueur argentée.

— Je n’avais pas autant ri depuis longtemps.

Ses paroles étaient si sincères et sans fard, alors que son expression, quant à elle, était si triste que Coop se tortilla sur sa chaise, mal à l’aise. Il était doué pour s’amuser avec les femmes, pas pour discuter de sentiments avec elles. Il aurait peut-être mieux fait de rentrer. Mais comme il était là et qu’il n’avait aucune intention de lui demander quel était son problème — il ne la connaissait pas, ses problèmes ne l’intéressaient pas, et il avait les siens à gérer — il changea rapidement de sujet. Il se racla la gorge.

— Vous êtes fan des Delphies ?

— Quoi ?

Elle tourna la tête et le fixa sans comprendre. Elle finit par baisser les yeux vers son tee-shirt et rit.

— Oh ! Non. Je m’y connais autant en baseball qu’en physique nucléaire. C’était un cadeau et je n’ai pas pu le jeter.

Dieu merci. Les chances qu’elle le reconnaisse venaient de diminuer.

— Je comprends. Pas une fan de baseball ni une chercheuse nucléaire.

— Nan, approuva-t-elle en secouant la tête. Pourquoi ? Vous êtes fan, Cooper ?

Il haussa les épaules. Si on considérait que son frère possédait l’équipe, que l’un de ses meilleurs amis en faisait partie et qu’il était un visiteur régulier de la loge V.I.P., une seule réponse était possible.

— Pas vraiment.

Il reprit une gorgée de whisky avant d’ajouter :

— Et c’est Coop. La seule personne qui m’appelle Cooper c’est ma mère, qui a choisi ce merveilleux prénom. De plus, tu m’as vu tout nu, et je sais que tu voles les chemises de nuit d’inoffensives grand-mères… je crois que nous sommes au-delà des politesses.

Hannah éclata de rire et lui lança un regard amusé.

— D’accord. Alors, pourquoi es-tu encore éveillé, Coop ?

Il grimaça. Cette simple question allait déjà trop loin. Les inconnues avaient parfaitement le droit de lui demander quels exercices il faisait pour entretenir ses tablettes de chocolat. Ou la marque de sa voiture. À la limite, quelle série il était en train de regarder sur Netflix. Mais ça s’arrêtait là. Il n’était absolument pas à l’aise avec tout ce qui était plus profond.

— Pourquoi es-tu encore éveillée, Hannah ? fut sa réponse expéditive.

— J’ai fait un cauchemar et je n’arrivais pas à me rendormir, répondit-elle simplement.

Hm. Intéressant.

— Vraiment ?

Elle le regarda, les sourcils levés.

— Oui, vraiment. Qu’y a-t-il d’étrange à ça ?

— Je suis debout pour la même raison.

Les mots franchirent ses lèvres avant qu’il ne puisse s’en empêcher. Mais elle l’avait regardé avec un air plein d’attente et elle l’avait pris par surprise en avouant la raison de sa veille… Maudits soient son sourire sympathique et son visage honnête !

Elle sourit à nouveau, mais d’un sourire plus terne que le précédent.

— Cet hôtel semble avoir une mauvaise influence.

Coop se frotta le menton en regardant vers la cime des arbres lui aussi. Ils se balançaient doucement. L’hôtel n’avait rien à voir dans tout ça. Tout était dans sa tête.

— Ça doit être ça, marmonna-t-il.

— Alors ? Tu as un conseil ? Un remède miracle contre les cauchemars ? demanda-t-il d’un air absent en portant le verre à sa bouche.

— Le sexe.

Elle manqua de s’étouffer et se pencha en avant pour tousser avant de le regarder, incrédule.

— Sérieusement ?

Ses lèvres frémirent. Il aimait beaucoup la tournure que prenait la discussion.

— Sérieusement. J’essaie depuis quelques années, et c’est le sexe qui fonctionne le mieux.

— C’est prouvé ?

Ses yeux noisette s’agrandirent.

— Tu as mené une étude ou quoi ?

Quand il pensait à toutes les femmes avec qui il avait couché… Oui, on pouvait les considérer comme des sujets d’étude. Ça sonnait mieux quand il expliquait que tous ses coups d’un soir avaient été dans le but de faire avancer la science. C’était bien plus élégant que la véritable raison : il était frustré, en colère, seul, et le sexe lui offrait les seuls instants où il oubliait sa situation.

— L’étude n’est pas encore terminée, conclut-il en l’observant avec attention.

Elle était mignonne. Pas une beauté renversante, mais… Oui, mignonne. Il ne pouvait rien dire au sujet de sa silhouette, à part que ce tee-shirt ne lui rendait pas service. Et même si l’article qui venait de paraître prétendait le contraire, le plus important chez une femme était son visage, et celui d’Hannah était très joli. De grands yeux intelligents, des lèvres pleines…

Ses cheveux avaient cet aspect soyeux qui rendait les hommes fous et elle était drôle. C’était une qualité non négligeable au lit. Le sexe avec des femmes drôles était bien plus amusant.

Oui, Hannah n’était pas forcément son type, mais il lui donnerait la chance de le devenir si l’occasion s’en présentait.

— Je prends encore des volontaires, dit-il gentiment. Si tu as le temps et l’envie de m’aider, au nom de la science…

Elle rit. C’était un rire franc, sonore, libre et contagieux.

— Et tu t’étonnes qu’on t’ait foutu à la porte à poil ? Ma parole, la seule raison pour laquelle tu arrives à t’en sortir avec des amorces pareilles, c’est parce que tu es beau, tu es au courant, pas vrai ?

Oui, il en était parfaitement conscient. Il avait constaté l’effet qu’il faisait aux femmes quand il avait quinze ans et en avait profité de toutes les façons possibles. Il n’était pas imbu de sa personne, il avait bien trop de failles et de problèmes pour pouvoir se permettre un nouveau défaut, mais il n’était pas un saint non plus.

— Je n’ai aucune idée de quoi tu parles… prétendit-il en passant la main dans ses cheveux. Pour ma défense : je ne suis sérieux que la moitié du temps.

— Ah, bon, dans ce cas, lança Hannah, amusée en avalant une gorgée de whisky, avant de marmonner. Mon Dieu, moi aussi, j’aimerais avoir une amorce pour embobiner les mecs.

Coop rit doucement.

— Essaie ça : tu veux bien coucher avec moi et ne jamais me rappeler ? Ça devrait marcher auprès de quatre-vingts pour cent des mecs.

Elle le regarda, hors d’haleine :

— Ça ne peut pas être aussi facile.

— Bien sûr que si. Pas avec tous les mecs, mais la plupart…

Il haussa les épaules d’un air d’excuses.

— Par contre, tu n’as pas l’air du genre de fille pour les coups d’un soir.

Elle haussa un sourcil, sceptique.

— Pourquoi ça ?

— Eh bien, je viens de te proposer de coucher avec moi, tu as souligné plusieurs fois à quel point je suis joli… mais tu as refusé quand même.

— Ah, c’est pour ça.

Elle soupira, le liquide tournant dans son verre.

— Non, je ne suis pas ce genre de fille. Pas spontanée, ni aventureuse, ni casse-cou. Non, moi, je suis raisonnable et je me tiens sur mes acquis. Mais c’est visiblement la mauvaise façon de vivre ma vie.

On aurait cru qu’elle avait appris ces paroles par cœur ou qu’elle les avait lues quelque part, mais peu importe leur provenance, l’expression sur son visage était devenue inquiétante.

Il était temps de changer de sujet avant qu’elle ne commence à raconter des choses personnelles et qu’il regrette de ne pas être resté au lit, trempé de sueur.

— Bon, tu connais mon astuce maintenant, annonça-t-il d’un ton enjoué. Et la tienne ? Tu fais quoi quand tu as des cauchemars ?

— J’allume toutes les lumières et je regarde la Rue Sésame.

Il ferma les yeux et rit.

— Vraiment ?

— Oui. Macaron le glouton a un effet anxiolytique, tu ne trouves pas ? Il me donne l’impression que tout ira bien, tant qu’il y a des gâteaux.

Il ne savait pas si elle le charriait ou si elle était sérieuse, mais il opina, un sourire figé sur le visage.

— Si, je vois parfaitement ce que tu veux dire. Mais j’ai toujours trouvé Vampirouette dérangeant. À six ans, j’avais peur des calculatrices et… des vampires, à cause de lui. Donc ce ne serait pas ma première option.

— Eh bien, c’est plus simple de trouver un épisode à regarder qu’un partenaire avec qui coucher.

Pas si on s’appelait Cooper Panther. Mais il préféra se taire, parce que c’était un peu arrogant… Et probablement un peu dégoûtant aussi.

— Et pourtant, tu es dehors et pas devant la télé.

— Je n’ai pas mon ordinateur et le programme de nuit se limite au téléshopping, aux sitcoms et au journal. Pas de Rue Sésame, regretta-t-elle.

— Pas d’ordinateur ? s’écria-t-il sur un ton exagéré. Ça, c’est vraiment progressiste. Tu fais une détox numérique ?

Le sourire de Hannah s’élargit et ses yeux s’illuminèrent.

— Non, absolument pas. Mais je suis en vacances… en quelque sorte et je ne voulais pas de distraction.

— Comment peut-on être en quelque sorte en vacances ?

— En n’ayant pas l’impression de l’être, expliqua-t-elle. Alors, ton cauchemar, c’était quoi ?

Le changement de sujet était si brusque que Cooper eut besoin de quelques secondes pour remarquer qu’elle venait de poser une nouvelle question à laquelle il n’avait aucune intention de répondre.

— Et ton cauchemar, Hannah ? répliqua-t-il tranquillement.

Elle le regarda un moment, les yeux plissés, puis répondit :

— D’accord. Touché. Une chemise de nuit en commun ne fait pas de nous des amis intimes.

Elle vida son verre et se leva.

— Je devrais essayer de dormir un peu. Demain sera une longue journée.

Coop ne demanda pas pourquoi la journée serait longue, et elle ne donnait pas l’air d’attendre la question ou même de vouloir en parler. Elle bâilla, s’étira et saisit la bouteille de whisky à moitié vide.

— C’était sympa de discuter avec toi, Coop. La chemise de nuit se lave à trente degrés ou à la main.

Elle agita la main, comme s’il se trouvait à dix mètres plutôt qu’à dix centimètres.

— Pareillement, marmonna-t-il en levant la main à son tour.

Elle lui adressa un dernier signe de tête avant de fermer la porte du balcon et de tirer les rideaux.

Il resta planté là, un sourire flottant sur ses lèvres.

Qui l’eût cru ? Mademoiselle Chemise-de-nuit-de-Mamie lui avait réellement changé les idées, et elle n’était même pas déshabillée.

Chapitre 3

Hannah avait déjà eu beaucoup d’idées folles.

Mettre une biscotte dans un grille-pain par exemple. Ou cracher contre le sens du vent du haut d’une tour de télé. Emménager avec Adrian parce qu’elle ne voulait pas le vexer.

Mais s’attacher à un inconnu et se jeter d’un avion avec lui était sans conteste la pire idée d’entre toutes. Ce qui ne l’étonnait guère, après tout, ce n’était même pas la sienne !

Elle ferma les yeux, la tête toujours entre les genoux, et essaya de retrouver une respiration calme.

Pourquoi diable n’avait-elle pas emporté sa bouteille de whisky ?

Je te maudis, Owen. Que tu étouffes en riant et meures une deuxième fois !

Évidemment, c’était méchant, mais ça aurait plu à Owen. Il lui avait dit sur son lit de mort qu’il ne voulait pas qu’elle arrête de se moquer de lui. Il ne voulait pas qu’elle le traite différemment. Il était toujours son petit frère énervant et avait voulu le rester jusqu’au bout. Et avec cette foutue liste qu’il lui avait laissée… Mission accomplie !

Merde, qu’est-ce qu’il lui était passé par la tête ? Que faisait-elle ici ? Elle n’était pas son frère. Escalader des murs, descendre des montagnes en ski et nager avec des requins ne l’amusait pas.

Elle aimait ranger ses livres par couleur et préparer des lasagnes. Elle aimait regarder le journal télévisé, blottie dans son canapé avec un verre de vin et un seau de popcorn.

Elle inspira bruyamment par le nez avant d’expirer rapidement par la bouche. Comme si elle hésitait entre une carrière de locomotive à vapeur et de masque de plongée. Elle tenta de compter les brins d’herbe à ses pieds, mais son regard se brouilla.

— Tout va bien ? lui demanda une voix masculine.

Une paire de baskets noire apparut dans son champ de vision. Super. Sa crise de panique n’était pas passée inaperçue.

— Oui, souffla-t-elle entre ses dents en demandant à son cœur de se calmer.

Mais celui-ci semblait faire sa crise d’adolescence et ne semblait pas faire mine de lui obéir.

— Tu ne penses pas qu’on est quittes en ce qui concerne les comportements gênants ?

Le ton amusé de la voix lui parut familier, elle leva la tête, hésitante, pour faire face au regard bleu glacier de Coop.

Elle s’affala vers l’avant en soupirant, les mains tremblantes posées sur ses genoux.

— C’est pas vrai. Qu’est-ce que tu fais là ?

— Je supervise et accompagne les sauts en tandem.

— Évidemment, sinon, tu ne serais pas assez cool.

Il éclata de rire et lui serra l’épaule.

— Tu es sûre de bien aller ? Tu es un peu verte.

— Oui, oui, tout va bien, répondit-elle prestement.

Elle fut néanmoins incapable de relever la tête, car le petit avion duquel elle devait sauter se trouvait à moins de dix mètres et à chaque fois qu’elle le regardait, elle avait envie de vomir.

— Tu es sure ? voulut s’assurer Coop, peu convaincu.

Et maintenant, voilà ce bâtard qui s’accroupissait devant elle. Comme si elle était un petit chien qu’il ne voulait pas effrayer.

— Il faut que j’appelle un médecin ?

— Pas la peine. Je suis médecin.

— Vraiment ?

Il la regarda, surpris.

— Alors, tu devrais savoir que la dyspnée, la transpiration excessive et les tremblements ne sont pas bon signe, non ?

Elle éclata d’un rire forcé et pencha sa tête en arrière pour le regarder.

— J’ai une petite crise de panique, il n’y a rien de grave à cela. En tout cas, tant qu’on sait comment la gérer.

Il leva les sourcils, sceptique.

— Et… tu sais comment ? On ne dirait pas que tu réussis à te réguler, là.

Non, effectivement. Mais elle était gastro-entérologue, pas psychologue. Elle régulait le système digestif humain, pas sa psyché.

— Ça va aller, mentit-elle. Je… dois simplement me familiariser avec l’idée que je vais tomber du ciel, sans être un ange déchu pour autant.

Coop opina et plissa les yeux.

— Tu es au courant que tu es encore sur la terre ferme ? marmotta-t-il. Il n’y a nul besoin d’avoir peur ici.

— La terre ferme est vraiment très ferme, Coop, s’énerva-t-elle. Ce qui me rappelle la manière dont mes organes vont s’éparpiller partout si je m’écrase d’ici quelques minutes, donc…

— J’ai sauté des milliers de fois, Hannah. Il ne m’est jamais rien arrivé.

— Il y a un début à tout.

— C’est marrant. Voltiger à travers les airs, c’est la vraie liberté.

— Mais on ne voltige pas, on tombe !

Coop fit un sourire en coin avant de lui serrer à nouveau l’épaule.

— Tu tomberas avec moi, c’est pourquoi il ne t’arrivera rien. J’ai vérifié moi-même tous les parachutes. Ils sont tous parfaits.

— Je suis ravie pour les parachutes !

Bon sang, elle était si terrifiée qu’elle ne parvenait même pas à savourer le contact d’un bel homme. Elle semblait vraiment en mauvaise posture.

Coop soupira discrètement, se tourna vers l’avion puis la regarda à nouveau.

— Tu n’as pas besoin de sauter si tu n’en as pas envie, tu es au courant ? Je te rembourse et tu rentres chez toi.

Hannah, tu n’es obligée à rien. Je ne te forcerai pas. Tu peux continuer à vivre ta vie en suivant ton plan soigneusement calibré… Je t’aime dans tous les cas, tu sais ? Mais le fait est le suivant : qu’as-tu à gagner si tu ne prends jamais de risques ? Comment savourer la vie si tu ne tentes jamais rien ?

Elle serra la mâchoire et déglutit avec difficulté.

— Si, il le faut, dit-elle d’une voix mal assurée.

— Non, ce…

— Si, répondit-elle d’une voix plus forte.

Elle inspira une dernière fois et se leva. Elle ne jeta pas le moindre regard en direction de l’avion, mais fixa Coop qui s’était levé également. La peur ne la retiendrait pas. La dernière volonté d’Owen avait été qu’elle termine sa liste et c’est ce qu’elle ferait. De toute façon, un des points était impossible, mais le reste… Le reste sera fait. Coûte que coûte.

— Il le faut, répéta-t-elle, comme pour s’en convaincre. C’est écrit sur… mon frère, il…

Elle s’interrompit. Coop ne s’intéressait pas à sa vie privée, et au fond, elle ne voulait pas lui en parler.

— Bref, coupa-t-elle. Décollons, d’accord ?

Coop sourit de plus belle.

— Ça ne marche pas ça. Je dois d’abord te donner les instructions de sécurité.

Hannah aurait préféré les instructions pour se rendre à l’hôpital psychiatrique le plus proche.

— D’accord, murmura-t-elle. Désolée de péter les plombs comme ça. J’ai…

— Monsieur Panther, l’interrompit une voix féminine.

Surprise, elle se retourna. Une frêle jeune femme aux cheveux noirs qui devait avoir froid dans son débardeur se tenait à côté d’eux.

— Où puis-je m’inscrire pour les sauts ?

Elle cligna des yeux et lui sourit d’un air aguicheur et… Stop. Monsieur Panther ? Hannah se tourna brusquement vers Coop. Cooper Panther… C’était lui ?

— C’est là-bas, répondit Coop en désignant un petit préfabriqué sur lequel était écrit, en police taille trois mille, Inscriptions et instructions de sécurité.

— Oh, que je suis bête, évidemment, minauda l’inconnue d’une voix suave en posant une main sur son décolleté. J’espère que ce sera vous qui me mettrez le harnais de sécurité. Vous avez une présence si puissante.

Elle lui fit un clin d’œil, ignora complètement Hannah et s’élança sur la pelouse en se déhanchant.

— Ah, mais c’est bien sûr ! s’écria Hannah dès que la femme se fut éloignée, la main posée sur le front. C’est pour ça que j’avais l’impression de te connaître. Tu es Cooper Panther. Le célibataire le plus en vue de la ville. On ne voit que toi sur le net. Tu es le fils de Clint Panther, qui possède la moitié de la ville.

— C’est faux, rétorqua Coop d’une voix sans timbre. Il possède les trois quarts de Philadelphie. À part ça, je ne sais pas d’où sortent ces informations ? Tout le monde sait que mon frère Callum est un meilleur parti que moi.

Par le plus grand des hasards, Hannah savait que sa meilleure amie Lara n’était pas du tout de cet avis, mais se garda bien de le dire.

— Je crois que tu lui plais, plaisanta-t-elle en désignant le préfabriqué de la tête. Toi et ta puissante présence.

Il soupira.

— À qui je ne plais pas ? N’oublie pas que je suis un « riche vaurien », et « magnifique » en plus de ça. Tu n’as pas lu l’article ?

Hannah s’esclaffa et oublia quelques instants qu’elle était terrorisée.

— Ne me dis pas que tu n’apprécies pas toute cette attention féminine. Je veux dire… tu peux coucher avec elles et échapper à tous tes cauchemars.

Il expira et la regarda, les yeux mi-clos.

— Contrairement aux dires des journaux à mon sujet, je n’aime pas qu’une dizaine de femmes se jette sur moi en secouant les cheveux, me tende leurs sous-vêtements sans que je l’aie demandé et passe sans arrêt devant chez moi dans l’espoir de me voir dehors. Ce n’est pas vraiment flatteur que mon argent et mes abdos leur suffisent pour vouloir entrer dans la famille.

Sa voix était si tendue et sobre que le sourire d’Hannah disparut.

— Et en plus, c’est vraiment fatigant qu’elles se crêpent le chignon comme si j’étais un stupide trésor. Ça complique inutilement ma vie en ce moment. Tu verras.

Sur ces mots, il se tourna et suivit la femme aux cheveux noirs.

Hannah roula des yeux et le suivit du regard. Bien. Le bel héritier avait des problèmes, lui aussi. C’était évident. Mais il devait exagérer.

Une demi-heure plus tard, Hannah avait dû se rendre à l’évidence. Coop n’avait nullement grossi le trait.

Son groupe, qui devait sauter de l’avion en deux fois, était composé de cinq femmes, qui le draguaient agressivement, et d’elle-même.

Quand elle demanda à sa voisine, une Latine pulpeuse, pourquoi elle voulait sauter en parachute, celle-ci lui répliqua, crispée :

— Voyons, personne n’est vraiment ici pour sauter en parachute.

Puis elle se retourna vers Coop d’un air langoureux. Celui-ci était en train d’expliquer comment incliner les bras et les jambes après avoir sauté. Les instructions de sécurité, qui ne devaient prendre que dix minutes, s’éternisaient. Et ce n’était pas de la faute de Coop, mais des candidates au saut qui n’arrêtaient pas de l’interrompre pour lui dire à quel point il expliquait bien ou que la combinaison bleu électrique qu’ils devaient tous enfiler faisait ressortir ses yeux.

Hannah aurait voulu qu’elles cessent. Contrairement à elles, elle voulait absolument connaître la manière de positionner son corps pour ne pas se briser la nuque.

Mais elle n’avait aucune raison de s’inquiéter de rater quelque chose, car quand un collègue de Coop s’installa au sol, en position de l’étoile de mer afin de leur montrer comment faire après le saut, toutes les participantes demandèrent à Coop de vérifier en personne si elles s’y prenaient bien. Elles lui demandèrent même de les toucher, afin d’être vraiment sûres d’avoir compris.

Coop était si énervé qu’il finit par se rendre aux toilettes et n’en sortit que quand ses collègues eurent terminé de donner les instructions.

Hannah comprenait désormais ce qu’il avait voulu dire quand il avait mentionné à quel point cet article lui compliquait la vie en ce moment. Ces femmes avaient interprété l’article comme l’annonce de l’ouverture de la chasse au Coop, et leur comportement n’était pas flatteur, mais tout simplement irrespectueux.

Elle se surprit à éprouver de la compassion pour lui quand trois femmes de suite lui demandèrent de vérifier les fermetures éclair et les boucles de leurs combinaisons.

— Bien, maintenant, nous allons répartir les groupes de deux, annonça Coop après une éternité, ce qui provoqua les cris des participantes.

— Je veux sauter avec vous, Cooper, cria la femme aux cheveux noirs de tout à l’heure. Je n’aurais pas l’impression d’être en sécurité sinon.

— Oui, moi aussi, confirma la latine, et ainsi de suite.

Hannah se tut et essaya de contenir son sourire en constatant l’expression de souffrance sur le visage de Coop.

Les collègues de Coop — une rousse filiforme et un chauve costaud — se regardèrent d’un air amusé et sourirent avec un malin plaisir assumé.

— C’est complètement ridicule, répliqua pourtant Coop avec sérieux. Vous serez en sécurité, peu importe lequel d’entre nous vous accompagne. De plus, j’ai déjà promis à Hannah d’être son partenaire de saut.

Il la désigna.

— Elle a un peu peur de sauter.

Surprise, elle leva les sourcils.

— Ah bon ?

— Oui, insista-t-il sombrement. Tu ne t’en souviens plus ?

— Ah, oui ! bafouilla-t-elle en comprenant enfin.

Immédiatement, cinq paires d’yeux lui jetèrent des regards assassins.

— Nous en avions discuté. Désolée, les filles, il est à moi.

Elle haussa modestement les épaules.

Quelques insultes fusèrent, mais Coop l’avait déjà prise par le bras pour l’emmener vers la porte.

— Quelle merde, grogna-t-il. Ces femmes qui ne pensent qu’à se marier sont en train de bousiller mon travail. Ce travail fantastique qui me permet d’oublier mes soucis, maintenant, des nanas me suivent partout, me rappelant à tout bout de champ que je suis Cooper fucking Panther, le veinard le plus sexy du pays.

— Tu dis beaucoup de gros mots, tu sais ? demanda Hannah, désapprobatrice, en lui tapant sur les doigts pour qu’il la lâche. C’est du mauvais karma. Et tu veux oublier quoi ?

— Présentement ? Je veux oublier que la meuf aux cheveux noirs m’a suggéré de sortir ma propre gamme d’après-rasage qui ne sentirait rien d’autre que ma sueur.

Il s’arrêta avec elle devant l’avion et retira ses doigts de son bras.

Hannah rit, absolument pas surprise de la manière dont il avait esquivé sa question. Elle avait déjà constaté la veille qu’il était volubile, mais parvenait toujours à éviter de manière élégante les sujets trop intimes.

— Pour être honnête, ce ne serait pas à mon goût, je préfère l’odeur du savon ou les senteurs fleuries. Mais bon, les goûts et les odeurs…

Coop passa sa main sur son visage et secoua la tête.

— Tu sais, j’aime les femmes. Vous êtes géniales. Vous avez la peau douce et les cheveux soyeux… et des seins. Mais pourquoi vous pensez que les hommes trouvent cela attirant quand vous vous comportez comme des écervelées et comme si vos seins étaient plus importants que votre sens de l’humour ?

— Parce que la société nous fait croire que ce type de femme est plus attirante que les autres, répondit-elle du tac au tac. Et franchement, de nombreux hommes aiment nous expliquer de manière prétentieuse les choses que nous ne comprenons pas. Le mot mansplaining n’a pas été inventé sans raison.

Coop leva un sourcil.

— Ah ? Bon. Je ne suis pas comme ça.

Il expira.

— Tu n’aurais pas envie de sauter deux fois ?

Il la regarda, les yeux emplis d’espoir.

— Comme ça, je n’aurais pas à sauter avec l’une d’elles.

Hannah rit nerveusement et loucha en direction de l’avion qui ne payait pas de mine.

— Très drôle.

Discuter avec Coop l’avait effectivement empêché de s’inquiéter, mais maintenant qu’elle se trouvait juste à côté de l’appareil, la panique refit son apparition. Mais avant qu’elle ne la submerge, Coop recommença à parler.

— Merci, Hannah, marmonna-t-il.

Surprise, elle ouvrit de grands yeux.

— Pourquoi ?

— Parce que tu me traites comme un humain et pas comme un gode doré en soldes.

— Pas de problème. Depuis que je t’ai vu nu et sans défense dans le couloir, tu as perdu un peu de ta superbe. Si on me demandait mon avis, tu serais un poisson que ça ne changerait rien.

C’était un pur mensonge. Cooper Panther était l’homme le plus beau qu’elle n’ait jamais rencontré. Et ce n’était pas uniquement à cause de son corps ou de son visage anguleux, c’était aussi à cause de son sens de l’humour, de son sourire charmant, et de l’assurance de celui qui se sent parfaitement à l’aise dans son propre corps.

Il était tout bêtement un mec… Cool et sympa.

Elle savait aussi qu’il était hors de sa portée. De plus, elle n’avait aucunement la tête à entamer une relation et une histoire d’un soir ne l’intéressait pas.

Elle avait été une véritable loque ces derniers mois, elle n’avait nullement besoin d’un playboy qui en profiterait.

Coop fit un demi-sourire intrigué.

— Un poisson ? répéta-t-il. Tu me trouves aussi séduisant qu’un poisson ?

Ses joues virèrent à l’écarlate et elle toussota.

— Oui, bon, c’était peut-être un peu fort comme comparaison. Je veux dire que je suis simplement intéressée par une amitié. Pouvons-nous en rester là ?

Le sourire du jeune homme s’élargit.

— Bien sûr, si tu le sens comme ça, dit-il avant de se pencher pour la regarder avec insistance. Mais crois-moi… les poissons ne savent pas faire la même chose que moi.

Il se redressa, regarda vers la gauche, d’où venaient ses collègues et deux femmes, et fit un signe de tête en direction de l’avion.

— Prête ?

Elle déglutit et opina. Sans même qu’elle s’en rende compte, Coop l’avait aidé à monter dans l’avion, lui avait tendu des lunettes de protection et harnaché à sa propre combinaison, devant lui. Le reste de l’équipe suivit, ils s’installèrent sur le sol de l’avion qui se mettait en mouvement.

Le point positif, c’était qu’Hannah ne pouvait pas regarder par les fenêtres de l’avion. Le point négatif, c’était qu’elle ressentait les vibrations du moteur de l’appareil dans ses jambes et ses mains, ce qui amplifiait leurs tremblements.

L’engin de mort s’élança difficilement dans les airs, la pression dans les oreilles de la jeune femme augmenta… Mais tout était le cadet de ses soucis. Que faisait-elle ici ? Dans un avion qui se trouvait déjà à 4 000 mètres d’altitude, avec une boule de la taille de l’Alaska dans la gorge ?

Sentir les jambes de coop contre les siennes et son torse ridiculement musclé dans son dos la distrayait un peu, mais la chaleur que cela provoquait en elle ne semblait qu’alimenter sa peur.

Comme s’il avait senti son angoisse grandir, Coop se pencha vers elle pour demander :

— Tout va bien ? Nous aurons bientôt franchi la barre des 4 000 mètres d’altitude. Comment se porte ta panique ?

Sa courte barbe de trois jours frôla la nuque de la jeune femme qui eut la chair de poule. Mais elle fut incapable d’en profiter.

— Elle est en forme ! s’écria-t-elle d’une voix aigüe. J’aimerais vraiment ne pas avoir le vertige.

Elle mordit sa lèvre inférieure et tourna la tête pour regarder par la fenêtre, à travers laquelle on ne voyait plus désormais qu’un carré bleu. Pourquoi avait-on besoin de fenêtres à bord d’un avion ?

— Tu as… quoi ? Le vertige ?

La voix forte dans son oreille semblait aussi incrédule qu’un athée à la messe et Hannah sursauta.

— Juste un peu, se défendit-elle, mais la boule dans sa gorge ne laissa sortir que des sons étouffés.

— Pourquoi diable vas-tu faire du saut en parachute si tu as le vertige ? cria-t-il pour couvrir le bruit du moteur, et les autres condamnés au saut se tournèrent vers eux en entendant ces mots.

Hannah les ignora.

— J’ai mes raisons, répliqua-t-elle d’une voix si faible qu’elle commença à douter de ses paroles.

— La première peut y aller, résonna une voix forte dans l’habitacle, et une trappe s’ouvrit soudainement sur le côté de l’appareil.

Hannah savait que quelqu’un se tenant là avait parlé et ouvert la porte… Mais elle n’en était pas vraiment sûre, tant sa vision était floue. Le vent souffla à ses oreilles, s’engouffra dans ses cheveux et engourdit ses jambes.

Pitié, ne me fais pas sauter la première, pitié, ne me fais…

— Prête, Hannah ? Nous sommes les premiers, vibra la voix de Coop à son oreille.

Il avait dû crier pour couvrir le vacarme, mais elle l’avait parfaitement compris.

— Non ! Non, je ne suis pas prête ! s’écria-t-elle, le souffle court, la tête bougeant de droite à gauche. Oh, non, je ne peux pas !

Coop glissa avec elle plus près de l’ouverture et sa voix fut emportée par le vent. Il semblait l’avoir entendue. Il l’entoura de ses bras et la serra contre lui.

— Tu peux le faire, Hannah, lui cria-t-il à l’oreille. Tu es forte et courageuse.

— Qui t’a raconté ce mensonge ? répondit-elle en criant, paniquée.

Ses bras avaient réussi à calmer son rythme cardiaque. Sa proximité réchauffait le vent froid. Ses mots réveillèrent un instinct de combat qu’elle ne soupçonnait pas.

Elle serra les poings, se convainquit de le faire… Et quand ses jambes glissèrent par-dessus le rebord et qu’elle ne vit rien d’autre que le vide au-dessous d’elle, les champs carrés, l’échiquier de la ville au loin, toute illusion quant à sa force insoupçonnée fondit comme neige au soleil.

— Mon Dieu, non ! cria-t-elle.

C’était irréel. Un nouveau cauchemar. Voilà. Elle n’aurait jamais eu une idée pareille dans la vraie vie !

— Tu n’es pas seule, Hannah, lui rappela Coop qui saisit ses mains pour les placer dans les sangles sur ses épaules. Là où elles étaient censées se trouver lors du saut.

— À trois, d’accord ? Un…

C’était trop tard. Elle ne pouvait plus reculer. Elle devrait sauter. Elle serra les sangles à s’en faire mal.

— Merde.

— Pas de gros mots, c’est mauvais pour le karma. Deux…

— Oh, mon Dieu, oh, mon Dieu…

— Trois !

Elle tomba.

Encore et encore.

Le vent fouettait son visage, exerçait une pression sur sa cage thoracique et ses poumons, mais tant pis, elle avait oublié comment respirer de toute manière. Il ne restait plus que l’air, l’adrénaline et la peur. Elle voulait crier, mais ne pouvait pas ouvrir la bouche… Puis Coop prit ses mains. Coop, tel un roc derrière elle. Il referma fermement ses doigts autour des siens, les détacha des sangles pour qu’elle puisse tendre les bras comme il le lui avait montré lors de la préparation… Et il ne resta plus que la liberté.

Surprise, Hannah éclata d’un rire que le vent emporta. Peu importe, car elle l’avait entendu. Pourtant, elle recommença à crier. Elle poussa des cris de joie qu’elle n’aurait jamais pensé oser émettre qu’elle n’avait même jamais soupçonnés de dormir au fond d’elle.

Tous les problèmes, toutes les peurs, toutes les angoisses semblaient avoir disparu l’espace d’un instant d’extase.

Il n’y eut plus que son ventre qui papillonnait, son cœur qui battait la chamade, la Terre minuscule et insignifiante sous elle… La certitude que tout irait bien.

C’était donc ça, croquer la vie à pleines dents.

Librement.

Chapitre 4

Coop avait accompagné de nombreuses personnes dans leur premier saut et elles réagissaient toutes différemment.

Certains restaient assis par terre en tremblant pendant de longues minutes alors qu’il s’occupait du parachute et des sangles. D’autres se levaient d’un bond pour courir en jappant et embrassaient le monde entier. Quelques-uns ne disaient que « Merde » et « Ouah » pendant une demi-heure.

Hannah, par contre… Hannah était insaisissable.

Elle était mutique depuis leur atterrissage, un sourire plaqué sur les lèvres. Elle s’était détachée comme s’il s’agissait d’une évidence, l’avait aidé à replier le parachute avant de s’extirper de sa combinaison dans le préfabriqué. Le tout sans mot dire. Elle lui avait offert un sourire franc et, maintenant qu’elle avait récupéré son sac à main de son casier, se tenait à côté de lui dans le pré en ayant l’air tout à fait satisfaite. D’elle-même. Du monde. Une vague de jalousie inattendue le submergea brièvement avant qu’il n’éclate de rire.

— Tu as le vertige, marmonna-t-il en secouant la tête et se frottant la nuque. Qu’est-ce qu’il t’est passé par la tête ?

Il hésitait à l’admirer pour son courage ou la juger d’avoir eu cette idée stupide !

Le sourire d’Hannah s’élargit encore.

— Pas grand-chose, avoua-t-elle en haussant les épaules. Mais c’était le but en quelque sorte.

Coop ne voyait pas où elle voulait en venir et n’en demanda pas plus — poser des questions allait à l’encontre de ses règles.

— Ça t’a plu ? voulut-il plutôt savoir. Prête pour le deuxième ?

Hannah pencha la tête en arrière et s’esclaffa.

— Mon Dieu, non. C’était… génial. Je comprends tout à fait ce que tu veux dire quand tu dis que tu le fais pour oublier. On est heureux pendant un bref instant.

Ses joues virèrent à l’écarlate.

— Comme si on n’avait ni passé ni futur. Seul l’instant présent existe.

Elle soupira et Coop sourit. Elle avait compris.

— Mais une seule fois, ça me suffit, ajouta-t-elle. La panique et l’angoisse avant de sauter, c’est trop pour moi.

Il acquiesça et l’observa farfouiller dans son sac pour en sortir une feuille.

Elle était si chiffonnée et rafistolée avec du scotch qu’elle aurait dû perdre tout droit à l’appellation papier. Il pencha la tête pendant qu’Hannah continuait à fouiller dans son sac et un coup de vent frappa sa main.

La feuille en fut arrachée. Elle se retourna, surprise. Le papier s’envola et retomba sur le sol à quelques mètres de Coop.

Elle voulut l’attraper, mais les jambes de Coop étaient plus longues. Il fit quelques enjambées, se baissa… Et, stupéfait, s’arrêta.

Avant d’avoir trente ans… Était écrit d’une main tremblante.

Eh bien, pour une femme, Hannah a une écriture vraiment moche, fut sa première pensée, suivie de : intéressant.

Son regard parcourut la feuille avant qu’il ne puisse s’en empêcher.

Il s’agissait d’une liste allant jusqu’à trente. La plupart des points étaient déjà rayés ou raturés. Il restait neuf tâches à accomplir.

4. Provoquer une bagarre.

7. Sauter en parachute.

12. Faire du bénévolat.

14. Surmonter une peur.

17. Se faire couper le souffle (le saut en parachute ne compte pas)

18. Coucher avec quelqu’un qui n’est absolument pas mon type.

22. Voyager à un endroit dont je ne comprends pas la langue.

25. Me pardonner.

30. Aimer et être aimé.

Ahuri, il ouvrit la bouche. Il comprenait certains points. Tout le monde semblait vouloir aimer et être aimé, même s’il ne pensait pas que ce soit le cas pour lui, mais certains points étaient nébuleux.

Provoquer une bagarre ? Vraiment ? Pourquoi une femme sympathique et généreuse comme Hannah voudrait-elle provoquer une bagarre ? Il pourrait comprendre ce souhait chez un jeune homme aux hormones en ébullition. Cole, Callum et lui-même avaient souvent plaisanté sur le fait qu’il fallait avoir participé à une vraie bagarre une fois dans sa vie. Pour prouver sa virilité ou une autre raison débile, mais il s’était agi là de délires adolescents qui prêtaient à sourire et qu’il classait dans les idées stupides désormais. Alors pourquoi y avait-il ce point sur la liste d’une femme qui portait des chemises de nuit à motifs de rideaux comme Hannah ?

— Tu es sacrément curieux pour quelqu’un qui s’efforce de ne pas poser de questions, remarqua-t-elle à ce moment-là.

Il la regarda en clignant des yeux. Elle avait l’air amusée, pas furieuse pour un sou, mais elle lui prit la liste des mains malgré tout.

— C’est quoi ? s’enquit-il.

— Tu as lu le titre, non ? demanda-t-elle d’un air absent en parcourant la liste pour en rayer deux points. Coop se pencha et vit qu’il s’agissait des points Sauter en parachute et Vaincre une peur.

Logique. Elle avait le vertige. D’une pierre, deux coups. Coop serra les dents et lutta contre son envie de poser des questions. Il voulait connaître le moins de choses personnelles au sujet des autres, mais ceci… C’était captivant et il était curieux. C’est pourquoi il décida d’oublier les règles qu’il s’était érigées pour un instant et demanda :

— Ce sont les choses à faire avant tes trente ans ?

— Ouaip.

— Tu n’es jamais allée à un endroit dont tu ne comprenais pas la langue ?

Elle haussa les épaules et replia le papier.

— Je parle couramment l’espagnol et le français. Ce qui exclut le Canada et le Mexique. Je ne suis jamais allée en Europe, en Asie ou en Amérique du Sud.

— Je vois. Et quand auras-tu trente ans, si je puis me permettre de poser la question ?

Elle grimaça, comme s’il venait de lui rappeler qu’elle venait de marcher dans une crotte de chien.

— Le 6 avril.

— C’est dans cinq semaines, s’écria-t-il, surpris.

— Oui.

— Ça va être chaud.

Elle passa sa main sur son front.

— Oui, je sais, mais j’ai pris des congés, donc…

— Tu as pris cinq semaines de congés juste pour cocher les points de cette liste ? demanda-t-il, incrédule.

Hannah détourna le regard, comme si cette discussion la mettait mal à l’aise, mais acquiesça toutefois.

Cette femme devenait de plus en plus intéressante.

— C’est très… responsable de ta part.

— Mh, grommela-t-elle.

— Ça doit être très important pour toi, dit-il doucement, même s’il ne parvenait pas à tout comprendre.

Cette liste ressemblait à quelque chose qu’elle aurait rédigé il y a des années, probablement pendant son adolescence, par ennui. Pourquoi était-ce si important de cocher les cases de son enthousiasme juvénile ?

Il regarda Hannah d’un air interrogateur. Elle le lui rendit. Ses yeux noisette semblaient plus clairs qu’il y a encore quelques secondes, ou n’était-ce qu’une impression ?

— Oui, ça l’est, chuchota-t-elle en déglutissant. Très important.

Il opina. Il n’avait pas besoin de comprendre pour accepter sa réponse.

— D’accord. Dans ce cas, je peux t’aider avec le point numéro douze.

Surprise, elle écarquilla les yeux.

— Quoi ?

Oui, c’était une bonne question. Qu’est-ce qu’il faisait ? Venait-il de lui proposer son aide pour accomplir un plan ridicule ?

Il se mêlait de sa vie et ce n’était absolument pas son genre. Il préférait se démêler des vies des autres. Il avait compris la leçon, il n’était pas fait pour assumer la responsabilité sur d’autres personnes. Pour leur donner des conseils ou pour prendre des décisions importantes, encore moins quand il pouvait influencer leurs émotions. Et cette liste semblait vraiment très importante pour Hannah. Mais il avait vu le point numéro douze et avait eu une idée sur le champ, une idée qu’il ne pouvait ignorer. Cette idée rendrait service non seulement à Hannah, mais à lui aussi. Il s’agissait d’une idée intéressée. Immédiatement, il se sentit mieux.

Il s’éclaircit la gorge.

— J’ai une suggestion d’endroit où faire du bénévolat.

— Vraiment ?

— Oui. Tu n’as pas dit que tu étais médecin ?

Elle hocha la tête en signe d’assentiment.

— Ma sœur dirige un centre de jeunes à Philadelphie. Elle cherche encore un volontaire pour tenir un discours sur les infections sexuellement transmissibles aux jeunes qui ont des comportements à risques. Si tu es intéressée…

Il haussa une épaule.

L’expression triste d’Hannah se transforma subitement en sourire radieux.

— Ce serait fantastique ! Je n’aurais jamais eu cette idée. Jamais je n’aurais pensé à tenir un discours sur les maladies vénériennes. Ce sera certainement gênant et désagréable.

Son sourire était contagieux et Coop sentit son cœur se réchauffer. Comme s’il savait qu’il venait de faire une bonne action.

— Et c’est une bonne chose ?

— Oui ! s’écria-t-elle, enthousiaste. Tout ce que je ne ferais pas de moi-même est une bonne chose.

Bon, il devrait lui faire confiance.

— D’accord. Super. Callie sera ravie. Attends, je te donne son numéro.

Il sortit son téléphone de sa poche.

— Tant que j’y suis, je te donne le mien aussi.

Les mots sortirent de sa bouche sans qu’il le veuille. Exactement comme la veille, quand il avoua avoir cauchemardé.

C’était son sourire, décida-t-il. Ce sourire ouvert, presque innocent, qui lui faisait baisser sa garde. Hannah semblait ne jamais vouloir dire ou faire quelque chose qui pourrait blesser ou manipuler quiconque. Elle était tout simplement… Inoffensive. Pourquoi alors ne pas lui donner son numéro ? Elle n’en ferait rien de grave. De plus, l’idée de ne pas lui donner son numéro et ainsi garantir de ne jamais la revoir ou lui reparler lui semblait absurde.

Ahuri, il posa son doigt sur l’écran sans le bouger.

Hm. Intéressant. Ce mode de pensée était nouveau pour lui.

— Bien sûr, volontiers, répondit gentiment Hannah en sortant son téléphone. Elle ne semblait pas trouver étrange le fait d’échanger leurs numéros. Mais elle ignorait que Coop ne donnait jamais son numéro aux femmes lambdas.

D’un autre côté, elle n’était pas une femme lambda. Elle ne voulait pas coucher avec lui, et lui non plus… Enfin, si. Mais… Non. En fait, il ne savait pas très bien. En tout cas, elle n’était pas une de ses conquêtes, donc ça allait.

Elle lui prit son téléphone pour y entrer son numéro et lui tendit le sien.

— Merci, Coop, dit-elle quand ce fut terminé, en inspirant profondément. C’est super, vraiment. Tu m’as beaucoup aidé.

Il hocha la tête.

— Pas de problème.

— Eh bien, dans ce cas…

Elle s’approcha et le prit brièvement dans ses bras et le relâcha avant qu’il ne puisse vraiment en profiter.

— On se reverra. Ou pas. Je te souhaite des nuits sans cauchemars. Tu les as méritées, tu es quelqu’un de bien.

Elle leva la main, lui tourna le dos et disparu en direction du parking.

Il la suivit du regard pensivement. Il se sentait bien et pourtant, il se demandait s’il ne venait pas de faire une erreur. D’un autre côté, Hannah avait eu l’air si heureuse que cette possibilité s’estompa rapidement.

Rendre quelqu’un heureux si facilement ne pouvait pas être une erreur. C’était une bonne action, simple et gentille, qui n’aurait aucune conséquence importante.

Non ?

— Ah, voilà le célibataire le plus en vue de la ville, le salua Cole huit heures plus tard. L’homme que les femmes aiment et que les hommes détestent. Dont les yeux brillent tels de saphirs et dont la peau…

— La ferme, Cole, grogna Coop en repoussant son frère. Ce n’est pas la peine d’être jaloux parce que le monde s’est enfin rendu compte que j’étais le plus beau de la fratrie.

— Allons, si je n’étais pas casé, ça aurait été mon nom en haut de ce magnifique article.

Coop le regarda avec pitié.

— Serait-ce des regrets de ne plus être célibataire ?

Cole éclata de rire et lui tapa sur l’épaule.

— Mon Dieu, non. Dans ce cas, je devrais à nouveau passer mes soirées avec des femmes inconnues et ennuyeuses, et je n’aurais pas de jeans dans mon armoire. Si ça ne dépendait que de moi, j’aurais épousé Savannah il y a belle lurette, mais nous ne vivons ensemble que depuis quelques mois et elle dit qu’elle veut d’abord voir si je vais m’habituer à baisser la lunette des toilettes.

Coop aurait voulu répondre quelque chose de méchant, mais il aimait beaucoup Savannah qui avait vraiment rendu son frère plus heureux, alors…

— Que fais-tu là d’ailleurs ? interrogea-t-il plutôt, en laissant la porte arrière en fer qui fermait l’appartement et l’atelier de Cal se refermer derrière lui.

Personne n’utilisait jamais la porte d’entrée de toute façon.

— Je voulais rendre visite à Callum.

— Ah, il m’a invité.

— Je ne l’ai pas invité, grommela Cal depuis les profondeurs de son atelier. Et toi non plus, Coop !

— Tu as écrit : Tout va bien, ne passe surtout pas me voir, répondit-il perplexe. Je n’aurais pas dû interpréter cela comme une invitation ?

Son frère cadet Callum se tenait près d’une table couverte d’un tas de ferraille, de deux écrans d’ordinateur et d’une grande quantité de câbles et les regardait d’un air sombre. Ils ne se laissèrent pas impressionner et se laissèrent tomber sur le canapé que Callum utilisait plus souvent qu’il ne souhaitait l’admettre comme lit. Après tout, sa chambre était à dix mètres. Selon ses dires, il perdait beaucoup trop de temps en s’y rendant pour ses quatre heures de sommeil par nuit.

Callum était un type plutôt intelligent. Peut-être trop pour son propre bien. Il était compliqué de devenir un adulte normal si on était considéré comme un génie depuis ses sept ans. Il était développeur et ingénieur et travaillait depuis des mois sur un drone qui rendrait le monde meilleur. Du moins, c’est ce qu’il avait raconté à Coop. Le problème était que Cal se révélait terriblement négligent pour tout ce qui concernait sa vie quand un projet occupait ses pensées. Il se terrait dans son atelier, se nourrissant que de spaghettis et ne sortait que tous les trois jours pour essayer son drone.

Cole, Callie et lui s’étaient mis d’accord pour lui rendre visite tous les deux jours afin de s’assurer qu’il était toujours en vie, qu’il mange quelques légumes et n’oublie pas à quoi ressemblaient une douche et un lit.

Que son frère et sa sœur aient décidé d’un commun accord que l’élément perturbateur de leur fratrie était désormais Callum arrangeait beaucoup Coop. Ainsi, ils ne s’énervaient presque plus au sujet des quelques sports extrêmes qu’il pratiquait parfois et qui ne le mettaient absolument jamais en danger.

— Au fait, j’ai apporté de la bière, annonça Cole en sortant deux bouteilles d’un pack de six posé à ses pieds.

— Excellente idée, approuva Coop, satisfait, en acceptant une bouteille. Tu en veux une aussi, Cal ?

— Non !

— Allez. Viens t’asseoir un peu avec nous, proposa Cole. Partage tes idées et tes soucis avec nous.

— Ma parole. Quand est-ce que mon atelier est devenu le temple des câlins Panther ? éructa Callum, excédé.

Il avait l’air encore plus énervé que d’habitude.

— Pourquoi vous êtes là, vous deux ?

— Parce que tu nous oublierais si on se donnait rendez-vous chez Coop ou chez moi, constata simplement Cole.

— Vous vous êtes déjà dit que je ne vous oubliais pas, mais que je vous ignorais, bande de singes ?

— Non. Parce que ce serait blessant et malpoli, Cal, répliqua Coop d’un ton sérieux, sa main posée sur la poitrine. Je suis un papillon fragile qui se nourrit de ton attention. Si tu veux me faire croire que tu ne m’aimes pas comme je le mérite…

— Bon sang, Cole, tu peux le faire taire ?

Cole eut un sourire matois et lui fit signe de sa bouteille.

— Je le trouve très amusant. Ce qui est assez surprenant d’ailleurs, d’habitude, à cette période de l’année, c’est un connard.

Coop souffla, tout en sachant pertinemment que son frère avait raison. Rencontrer Hannah lui avait remonté le moral et lui avait laissé un bon souvenir, ce qui rendait la journée meilleure que d’habitude. Néanmoins, il fut reconnaissant à Cole de ne pas prendre de pincettes et d’éviter le sujet comme le faisaient la plupart des gens.

— Alors, pourquoi ne nous inquiéterons-nous pas au sujet de Coop ? songea Callum avec intérêt. Je veux dire…

Il retira ses mains de la montagne de ferraille avec hésitation.

— Comment vas-tu, Coop ?

Que son frère aille au diable. Il était la seule personne à avoir l’air complètement au bout du rouleau et, l’instant d’après, à avoir l’air sensible et empathique, ce qu’il était en réalité. Peu importe à quel point Callum avait horreur que ses frères et sa sœur le lui rappellent sans arrêt : il était le plus sensible et le meilleur d’entre eux. Son âme était tout simplement la plus pure. Coucher avec d’innombrables femmes n’avait jamais été son passe-temps favori, il remarquait immédiatement quand quelqu’un n’allait pas bien, avait un tempérament calme et détendu et préférerait s’amputer des orteils plutôt que de faire du mal à une araignée. Il préférait les attraper à mains nues et les porter dehors.

— Je vais bien, coupa Coop en constatant, surpris, que pour une fois, c’était la vérité.

Pourtant, un SMS de la mère de David lui avait rappelé, un peu cruellement, que pour le cinquième anniversaire de la mort de son fils, elle aimerait qu’il lui rende visite et lui tienne un petit discours sur son fils, mais à part ça… Bon, ce rendez-vous n’aurait lieu que dans quelques semaines, son humeur avait largement le temps de s’assombrir d’ici là.

— Vraiment ? voulut savoir Cole.

À en juger par le regard qu’il échangea avec Callum, Coop sut de quoi ses frères s’étaient entretenus avant son arrivée.

— Pas trop de cauchemars ?

Callie était vraiment une balance !

— Non, ça va, esquiva-t-il. J’ai… ma méthode pour les gérer.

Le sexe. Beaucoup de sexe.

— Quelles méthodes ? sonda Callum, perplexe.

Coop se fendit d’un large sourire.

— Je regarde la Rue Sésame.

— Pardon ?

Cole leva des sourcils ébahis.

Coop rit doucement.

— Non, rien. Ce n’était que… le conseil d’une amie.

Avec un bruit tonitruant, Callum laissa retomber le tournevis qu’il venait de ramasser.

— Une amie ? répéta-t-il, incrédule. Il y’a quelqu’un dans ta vie que tu appelles une amie ?

Coop roula des yeux. Bon, c’était peut-être exagéré, il ne connaissait Hannah que depuis la veille, mais il ne savait pas comment l’appeler autrement.

Il se tourna vers Cole pour se moquer avec lui de l’incrédulité de Callum, mais celui-ci le regardait avec la même expression de surprise que le plus jeune Panther.

— Qu’y a-t-il de drôle ? demanda-t-il, perdu.

Cole se racla la gorge.

— Eh bien, très cher frère, il y a deux sortes de femmes dans ta vie. Celles avec qui tu passes une nuit, et maman, Savannah et Callie. Soit les femmes font partie de ton arbre généalogique, soit elles sont dans ton lit. Mais s’il existe désormais une créature mythologique que tu appelles amie, c’est-à-dire, qui ne fait pas partie de ta famille ni de tes coups d’un soir, ce serait une situation absolument aberrante.

D’accord, il comprenait le scepticisme ambiant, mais ce n’était quand même pas aussi terrible.

— Vous exagérez. J’ai eu des tas de potes filles.

— Oui. Quand tu avais six ans, assena Cole.

Mal à l’aise, il se tortilla sur son siège. Cette discussion allait dans la mauvaise direction. Il ne souhaitait pas parler de femmes avec ses frères. Il était parfaitement conscient de ne mériter aucun laurier à ce sujet.

— Pouvons-nous changer de sujet et revenir aux défaillances de Callum ? proposa-t-il.

— Non, rétorqua Cal immédiatement. Continuons un peu à parler de ton mode de vie dépravé.

Oh, mon Dieu. Au moins, à partir de maintenant, la discussion ne pourrait qu’aller mieux.

La porte s’ouvrit et leur père pénétra dans l’atelier.

Bien, Coop s’était trompé.

Clint Panther avait toujours été un homme grand et impressionnant. Il l’était toujours à la soixantaine passée.

Coop n’avait jamais aimé la manière qu’avait son père à se tenir droit, le regard hautain. Et ça n’avait pas changé ces vingt-cinq dernières années. Il y avait quelque chose dans ce regard arrogant qui mettait tous ses sens en alerte.

Coop avait été un enfant difficile et un adolescent encore pire. Son père fit en sorte qu’il ne l’oublie jamais.

Il se leva.

— Bon, j’y vais, annonça-t-il sobrement.

Cette journée avait été meilleure que les trois dernières semaines, et son père avait le talent rare de réduire cette sensation à néant en quelques mots.

— Reste, Cooper. Je suis venu pour toi.

Ouaip. La journée était foutue.

— Qu’est-ce que tu fais là, papa ? demanda prestement Cole en se levant d’un bond.

Il avait toujours été le protecteur autoproclamé contre les forces obscures — leurs parents — et le tampon entre ses frères, sa sœur et leur père. Coop lui en était reconnaissant la plupart du temps, mais il n’avait nul besoin ces temps-ci d’une nouvelle preuve de son impuissance dans bien des domaines de sa vie. C’est pourquoi il lança un regard menaçant à Cole.

— Je me suis rendu chez Cooper, mais je n’ai pas pu le trouver, expliqua tranquillement Clint Panther. J’ai pensé que je le trouverais ici.

— Félicitations, papa, tu es un véritable détective, maugréa Coop.

Depuis la parution de ce stupide article qui avait semé l’opprobre sur leur famille, il s’attendait à la visite surprise de son père. Ce qui ne l’empêcherait pas de s’enfuir au plus vite. Il se connaissait et il savait que ça finirait mal s’il faisait l’erreur de l’écouter trop attentivement.

— Cooper, tu ne peux pas m’éviter éternellement, annonça Clint d’un ton sérieux, les bras croisés. Je souhaite m’entretenir de ton avenir, comme je l’ai déjà mentionné à plusieurs reprises lors de nos dîners en famille.

Coop vit Cole et Callum échanger un regard avant d’avancer vers leur père en ouvrant la bouche. Mais Coop les devança.

— Papa, lança-t-il, tendu. J’ai trente-deux ans. Je suis adulte. Tu ne peux plus décider dans quelles écoles privées tu vas m’envoyer pour que j’aie de meilleures notes, ne fasse pas de bêtises avec Callie ou que je séduise moins de filles de pasteurs.

Clint souffla.

— Tu as peut-être trente-deux ans, mais ça ne fait pas de toi un adulte. Et ne sois pas sur la défensive alors que je n’ai pas encore commencé à te parler sérieusement.

Lui parler sérieusement ? Qu’imaginait-il ? Ils n’avaient jamais communiqué sérieusement ensemble.

— Je me passe volontiers de cet entretien, papa, assena Coop d’une voix faussement assurée en reposant sa bière.

Tenir des objets contondants n’était pas une bonne idée.

— Cet entretien est nécessaire pour te remettre dans le droit chemin, Cooper, répliqua son père d’un ton détendu.

Callum soupira et Cole gémit doucement.

Coop se tenait simplement coi, fixant son père d’un air absent.

— C’est ma vie, papa, murmura-t-il, menaçant. Je peux en faire ce que je veux.

— Oui. Et tu en profites pour sauter d’avions, coucher avec des femmes et salir notre nom, répondit Clint, tout aussi menaçant. Cet article à ton sujet te — nous — ridiculise. Cela ne te dérange donc pas ?

— Les journaux écrivent ce qu’ils écrivent, s’obstina-t-il. De plus, il y a bien plus grave qu’être le plus beau célibataire, jalousé par tout le pays.

— Tu gaspilles ton potentiel, Cooper, gronda Clint sévèrement. Tes frères et sœurs se débrouillent bien tandis que tu gâches ta vie. Cole gère à merveille les Delphies. Callum est une véritable pointure dans son milieu et le projet de Callie se déroule bien mieux que prévu. Toi, par contre…

— Papa, allez… marmonna Cole. Ce n’est pas la peine. L’article raconte des âneries. Coop…

— Ne t’en mêle pas, Cole ! l’interrompit son frère. Je n’ai plus seize ans, tu n’as plus besoin de me protéger. Et ce n’est pas parce que tu interromps papa que ça change sa manière d’être si affectueuse et altruiste.

Il lui sourit froidement.

— C’était évident que je serais le prochain, maintenant qu’il en a fini avec Callie. Non, papa ? Maintenant que tous tes enfants ont du succès, sauf moi, tu peux à nouveau te concentrer sur moi. Pour que tu puisses te vanter de nos réussites et que tu n’aies pas à te reprocher d’avoir foiré notre éducation et que c’est peut-être la raison pour laquelle on est tous un peu tarés !

— Ce langage est-il vraiment nécessaire, Cooper ? soupira Clint Panther, avec un calme toujours olympien et agaçant. Je ne veux que te venir en aide. J’ai des relations qui…

— Oh, allons, répondit celui-ci avec mépris. Tu veux t’aider toi-même. Tu veux soulager ta conscience. Papa, tu as foiré. Callum est génial dans ce qu’il fait parce qu’il s’est retiré dans son monde dès que tu nous disputais. Cole gère si bien les Delphies parce qu’il a passé la moitié de sa vie à se plier en quatre pour être à la hauteur et nier ce qu’il était. Callie a réussi parce qu’elle t’a tant haï pendant sa jeunesse et que tu l’as tellement fait souffrir qu’elle voulait absolument te prouver qu’elle n’était pas une ratée ! Mais ton avis ne m’intéresse pas assez pour que je fasse comme eux !

Il serra les dents, la colère montant en lui comme la lave dans un volcan en éruption.

— Je ne suis pas assez généreux pour te pardonner, et pas assez bête pour que tu me manipules. Je ne suis pas Callum qui ne désire que l’harmonie. Je ne suis pas Cole qui souhaite encore être reconnu à sa juste valeur. Je ne suis pas Callie qui écoute ses émotions et ne souhaite plus que votre mauvaise relation ne lui pèse. Alors ferme-là, et fous-moi la paix.

— C’est impossible, répondit sobrement Clint Panther. Il est de mon devoir en tant que père de te dire ce que tes frères et sœurs ne peuvent pas : tu gaspilles ta vie, Cooper. Tu es un homme bien qui avait un bon métier. Un incident t’a fait dérailler. Tu t’apitoies sur toi-même depuis des années et tu laisses ta peur te guider. Cela suffit maintenant. Cinq ans sont assez.

Coop fixa son père sans mot dire pendant une bonne minute. Il essaya de reprendre le contrôle sur son poing qui voulait punir Clint de considérer la mort de David comme un petit incident. Il essaya de ravaler la fureur qui le poussait à tout détruire sur son passage.

Cela n’en valait pas la peine. Son père n’en valait pas la peine.

— C’est étrange, papa, dit enfin Coop, la voix et la peau froides. Subitement, mon métier est respectable, alors que tu le considérais comme indigne d’un Panther. Je ne le pratique plus et soudainement, il est génial ? Qui sait, d’ici cinq ans, tu diras la même chose de mon travail d’instructeur de saut en parachute. Le suspense est insoutenable.

Il passa devant son père et quitta la pièce. Cette journée… Cette journée si belle était désormais foutue. Cinq minutes en compagnie de Clint Panther avaient suffi. Son père était vraiment doué.

La mâchoire crispée, les poings serrés, il traversa la cour pour rejoindre sa Mercedes. Il venait d’atteindre la portière côté conducteur quand une main sur son épaule le retint.

C’était Cole. Évidemment. L’homme qui maintenait leur famille à bout de bras depuis des décennies.

— Allons, Coop, marmonna-t-il. Reste. Bois une bière avec Cal et moi. On jette papa dehors et… quand tu le reverras, il se sera calmé.

La mâchoire de Coop craqua quand il secoua la tête.

— Il n’y aura pas de prochaines fois, annonça-t-il froidement. Ça suffit. J’en ai assez.

— Quoi ? De quoi parles-tu ?

— J’en ai assez de papa, siffla-t-il. Je n’ai pas besoin de lui. Ni de maman. De toute façon, elle est toujours dans les Hamptons et nous ignore du mieux qu’elle peut. Je vous ai, vous. J’ai Callie. Vous êtes ma famille. Je ne veux rien de plus.

Confus, Cole le fixa.

— Tu veux dire que tu ne veux plus voir papa ? Plus… jamais ?

Il acquiesça, raidement.

— Exactement, chuchota-t-il en montant dans sa voiture avant de démarrer.

Cela ne lui donnait pas l’impression de laisser quelque chose derrière lui, mais plutôt de traîner un poids. Toutes ses pensées, toutes ses peurs, toute sa rancœur envers son père, David, lui-même.

Quand il entra dans le garage souterrain de son immeuble, les jointures de ses doigts étaient toujours blanches sur le volant et cela ne changea pas quand il coupa le moteur et éteignit les phares.

Il resta assis dans l’obscurité, les yeux fixés sur le mur de béton qu’il savait en face de lui. Cela lui rappelait sa vie.

Au mur qui se trouvait devant lui, à chaque pas, invisible aux yeux des autres. Personne ne le voyait, personne ne pouvait le détruire. Il se trouvait juste… Là.

Épuisé, il ferma les yeux et inspira profondément.

Il se sentait mal, ce qui n’était pas rare suite à une rencontre avec son père, mais cette fois, c’était différent. Il ne sentait pas mal parce que son père avait tort, mais parce qu’il avait raison.

Il gâchait sa vie. Il était prisonnier de ses peurs. Il avait abandonné et passait son temps à essayer de ne pas y penser.

Qu’aurait-il pu faire d’autre ? Son métier n’était pas fait pour lui. Trop de responsabilités, trop d’erreurs potentielles.

Oui, son père avait raison, mais ça lui était égal.

Cela n’avait absolument aucune importance, parce qu’il trouvait bien assez de moyens de se torturer sans l’aide de Clint Panther. Pour se faire des reproches et se haïr pour toutes les mauvaises décisions qu’il avait prises, il n’avait nul besoin de lui pour cela… Et ce soir serait le dernier soir où son père avait eu besoin de le lui rappeler.